Lettres d’Otrante – Geneviève Bergé

Le début
Elle a fini par trouver le nid. C’est ce qu’elle m’a dit. Coincé entre un poteau électrique et un mur de pierre, un endroit bizarre en vérité, trop peu caché, oui, bien trop exposé, suicidaire même, comme si l’animal, prévoyant le massacre, n’avait plus pris la peine de le dissimuler. D’ailleurs, elle aussi, elle allait changer de méthode. Elle enfermait d’habitude les nouveau-nés dans un sac en plastique, pas même un sac, juste un petit sachet de ménage, un élastique, et ils mouraient d’asphyxie parmi les déchets du container. Mais on ne savait jamais comment, il y en avait toujours un qui en réchappait. C’est ce qu’elle avait fini par penser, en tout cas. S’il en revenait toujours, c’est que certains bébés survivaient, puis qu’une sorte de mauvais sort les ramenait sur le lieu de leur naissance. Cette fois, elle allait les tuer avant de s’en débarrasser. Pour être sûre de son coup. Elle allait les tuer tous les six. Mais quand ? Les parents ne se trouvaient pas dans le nid. Que faire ? Attendre ? C’était risqué. Elle s’était résignée : puisque les loirs copulent d’abondance, une nouvelle portée verrait le jour bientôt, et elle, Simona, elle devrait reprendre la chasse. Je venais à peine d’arriver, mais elle a tenu à me montrer l’endroit où elle avait trouvé le nid. Absolument tenu ; moi, je pensais à mes valises. Je l’ai pourtant suivie à l’arrière de la maison, près d’une ancienne balançoire, là où elle entrepose son bois pour l’hiver et des casiers de limonade pour ses petits-enfants, quand ils descendent de Bari. Elle avait déjà emporté l’objet de son désespoir, ou de sa convoitise, va savoir, mais elle voulait m’indiquer sur quelle pierre il reposait et comment il était relié au poteau électrique. Ce n’était effectivement pas très haut pour des loirs, mais pour elle, oui. Elle était montée sur une chaise. Ça n’avait pas dû être une mince affaire. Enfin, j’imagine. Mais on est parfois surpris. Tu te souviens ? Je t’ai brossé le portrait de Simona avant mon départ. Si tu m’avais répondu, tu l’aurais sans doute qualifiée de pintade ou tu aurais lâché une autre gentillesse de ce type, mais je me suis fait une raison comme tu sais, je n’attends plus de réponse, en tout cas pour ce qui doit t’apparaître comme des futilités. Bref. En hommage à l’effort de Simona, et croyant ainsi obtenir la paix et les clés du studio, je suis montée à mon tour sur la chaise. Je pense que Simona a apprécié. Elle représente le type même de la propriétaire retorse. Mal m’en a pris cependant : j’avais oublié que la bonne volonté est plus retorse encore, elle nous mène là où nous ne voulons pas aller. Simona m’a tirée par le poignet vers la maison. Mes valises étaient toujours entreposées dans le vestibule. Il faut dire qu’à mon arrivée, Simona m’a servi un verre d’eau, puis elle a tout de suite commencé à me parler des loirs. Je ne suis même pas sûre qu’elle ait pris la peine de me saluer, en tout cas elle n’a pas ouvert le studio, ni ne m’a remis les clés, elle n’en a même pas parlé. Je les verrais le soir même, voilà ce qu’elle ne cessait de répéter, dès la tombée de la nuit, ils galoperaient sur le fil électrique, je n’aurais pas de mal à les apercevoir, car ils ne se fatiguent jamais, mais elle, oui, elle était fatiguée de les entendre courir et fouiner, dieu sait ce qu’ils peuvent gratouiller, et cela à peine se glissait-elle au lit, comme par un fait exprès. Le service de dératisation ? Pff, ils ne se dérangent pas pour des loirs, ils n’arrêteraient pas de travailler s’ils devaient s’en soucier. Nous sommes repassées par le hall d’entrée. Coup d’œil à mes valises. Ce n’est pas que j’aie emporté beaucoup de bagages, tu sais. Deux valises de taille moyenne. Pour un séjour de six mois, ce n’est pas beaucoup, a remarqué Simona, mais je pensais c’est beaucoup trop encore, n’empêche, mes deux valises m’attendaient dans le vestibule, brillantes et immobiles comme des chats, et j’aurais voulu ne fût-ce que les déposer dans le studio, question de me dire, c’est chez moi ici, en fermant la porte, chez moi toute seule, comme si je ne vivais pas seule depuis plusieurs années déjà. Mais je n’ai pu emmener mes valises, il me fallait d’abord aller voir les bébés loirs et comment Simona entendait mener bataille contre eux pour assurer sa tranquillité nocturne et sans doute la mienne. C’était un combat sans cesse recommencé, un vieux combat, mais tout semblait vieux chez Simona, bien que parfaitement propre, les tapis surtout, qu’elle dépoussière à la mode ancienne avec un battoir de jonc, je l’ai surprise à ce geste une heure à peine après le massacre, à croire qu’elle avait encore besoin de frapper et de dépenser toute son énergie dans cette danse du bras contre le tapis. Elle me lâcha le poignet, me fit signe de la suivre dans l’escalier et s’arrêta à l’entresol. Elle haletait déjà. Elle me montra une boîte à chaussures posée sur l’appui de la fenêtre. Le nid s’y trouvait. Toi qui as grandi à la campagne, tu te souviens d’avoir vu un nid de loirs ? J’ai songé, en le voyant, à un œuf de Pâques. Un œuf de chez nous, je veux dire, pas un de ces œufs industriels et emballés d’aluminium qu’on vend ici. Simona l’avait éventré, découvrant de la sorte six petits loirs endormis sur une couche de plumes, de poils et de mousse admirablement composée par leurs parents. Ils reposaient les uns sur les autres, comme les pralines dans les œufs de Pâques garnis par les chocolatiers. Je ne connais pas grand-chose en matière de loirs, mais je pense qu’ils devaient être nés la veille ou l’avant-veille, pas plus tôt, à les voir encore un peu transparents, la tête nue, le corps sans poils, aveugles et dotés de minuscules mains roses qui deviendraient des pattes, les yeux gonflés comme s’ils avaient trop pleuré, pas de quoi s’extasier. Pourquoi Simona m’avait-elle attendue, puis emmenée ? Avait-elle besoin d’un témoin ? Elle semblait avoir oublié quelque chose, redescendit l’escalier, me dit d’attendre et, comme je ne savais où aller, j’attendis. Elle revint, un tournevis à la main. Elle n’avait rien trouvé d’autre, dit-elle. Elle ne prit même pas son souffle. Il ne fallait pas faire œuvre de force, en effet, mais de précision. Elle saisit le tournevis comme s’il était une fourchette et l’enfonça sans hésiter dans le premier corps qu’elle trouva. La peau du loir ne résista pas plus que celle d’une aubergine. Simona secoua le petit animal embroché sur le tournevis, puis, comme il y restait accroché, elle le fit glisser à pleine main le long de la pointe métallique avant de le laisser tomber sur ses frères et sœurs qui chouinèrent faiblement. Elle s’attaqua ensuite au deuxième. L’affaire fut rondement menée, la rage sans doute. À moins que Simona ne soit de ces femmes qu’on a affamées durant leur enfance et qui avalent désormais leur pitance à toute allure, plantant dans la bouchée suivante leur fourchette, quand la précédente n’est pas encore avalée.

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