Une Symphonie Or – Philippe Cantraine

Le début
« Y a-t-il encore des difficultés pour l’or belge ?
– Oui ! répondit Bouthillier sèchement. La position allemande n’est d’ailleurs pas défendable… » La question de l’or belge, dès octobre, les nazis l’avaient abordée, à Wiesbaden, lorsqu’il fallut discuter des conditions de l’armistice. L’occupant allemand y étalait ses griefs à l’endroit de la Belgique emportée en dix-huit jours, mais dont le gouvernement, désolidarisé du roi, poursuivait à Londres la lutte.
Le vice-président du Conseil ne laissa pas passer. Il répliqua vertement : « Il ne s’agit pas de savoir si elle est défendable, mais si ma politique exige que je leur donne satisfaction. Je ne vous dis pas que cela sera fait. Je vous dis que c’est fait ! »

On était le 29 novembre, lugubre comme il se devait, et Yves Bouthillier, ministre des Finances du Maréchal Pétain, se trouvait à Paris pour un rapide séjour à son cabinet. La France était sortie de la conflagration abîmée, tête basse. Les armes s’étaient tues. La République enterrée, le pays se préparait à son premier hiver : régime d’occupation au Nord et sur les côtes, autoritaire au Sud. Pétain, qui hésitait à regagner la capitale, avait jeté son dévolu sur Vichy.
Dans les campagnes, tandis que Bouthillier montait vers Paris, les clochers étaient restés silencieux, les passants étaient rares, les vaches au pré beuglaient comme des cornes de brume. Le ministre avait eu un soupir. Sa gorge s’était serrée. C’était peut-être mieux que le tocsin, c’était peut-être mieux qu’un paysage de ruines, mais c’était tout de même un paysage de deuil.
Ah ! Comme ils s’étaient tous monté le cou, le mois précédent, à l’ambassade du Reich à Paris, le verre à la main, ses collègues plastronnant, empressés, cauteleux avec le pompeux État-major allemand ! Ces nouveaux venus d’un gouvernement de rencontre n’avaient qu’un espoir en tête : renouer, aux côtés de l’Allemagne, avec la prospérité par la coopération. Ils avaient joué sous les lambris le sort de la France captive, s’étaient perdus dans les engagements, appliqués à convaincre, comme saisis d’une unique obsession, que le pays militairement vaincu restait crédible.

Il s’était surpris lui-même à faire comme eux, mollement, il est vrai, feignant pour ne pas se laisser distancer… Ils n’avaient reçu en retour que les promesses vaines de conquérants qui n’étaient guère tenus de rabattre de leur morgue !
Il fallait l’avoir vu, en grand uniforme, manches et képi étoilés, cet incapable d’Huntziger, le signataire de l’armistice, décrivant, à grands renforts de gestes comme s’il planifiait une campagne, cette fois réussie à l’entendre ! les forces et le matériel dont la France dispose toujours, intouchée dans ses vastes possessions sahariennes et soudanaises… Le négociateur allemand n’avait vraiment nul besoin de s’en faire. Réquisitionnés, ces moyens étaient à même d’assurer le transport de l’or belge, avait assuré Huntziger avec un aplomb écœurant. Huntziger avait fini par s’en convaincre lui-même. Au grand émoi de Bouthillier, le vice-président du Conseil n’avait-il pas promis, confirmé tout cela ? Pierre Laval l’avait promis et promettait, promettait encore… « Quel étrange délire s’est donc emparé de lui… » rabâchait Bouthillier dans le fond de la voiture qui l’emmenait vers Paris, mal disposé à partager le forfait, lui qui croyait tant dans le Maréchal et exécrait si fort Laval et la collaboration.

À Paris, l’après-midi avançait, courbé avec l’automne. Les apartés de cabinet se faisaient plus feutrés. Déjà grisaillaient les approches du soir lorsque, à quinze heures, un timbre impérieux avait enrayé le tictac des machines à écrire, déchiré les froissements du papier manipulé, suspendu les conciliabules. Le vice-président du Conseil était au téléphone avec Bouthillier. Ce dernier l’écoutait, réfrénant son impatience. Il objecta, insistant : « J’ai mon mot à dire auparavant ! Et je ne vois pas ce qui vous presse, il y a plusieurs jours que M. Hemmen… » Laval coupa court : « M. Hemmen est ici. C’est devant lui que je vous téléphone… »
Hemmen, l’intraitable et courtois négociateur allemand, était là, à Matignon, dans le bureau de Laval, avec pour instructions de régler les termes de l’armistice demandé par la France. Les deux hommes discutaient des conditions du transfert à Berlin du métal belge sous responsabilité française. « En Belgique, c’est nous qui sommes les maîtres. Nous avons tous les droits sur la Banque de Belgique. » Dans tous les pays occupés, sans vergogne, le vainqueur braquait l’or et pillait. Tout en imposant aux territoires conquis le cours forcé du Reichsmark, voilà que l’Allemagne se proposait, pour son propre usage, de déposer les réserves d’or belge à la Reichsbank, sous le dossier de la Banque Nationale de Belgique.
Quoiqu’en dît sa propagande à l’encontre des ploutocrates, ses propres réserves étaient pauvres, elle se savait un pays sans crédit. De l’or contre des monnaies fortes : elle pourrait bientôt, en Espagne, au Portugal et en Suède, se procurer des matières premières et des pièces pour ses industries d’armement.
Le brigand n’y était pas allé par quatre chemins : « C’est à titre de client que je vous demande de mettre notre or en sécurité. » Loin de Paris, cet or, vulnérable par la voie maritime, restait en Afrique plus proche aussi des Britanniques… « Je vous prie de le faire transporter en Belgique, ou tout au moins à Paris. » Tel était le message que le Dr. Hemmen, Hans Richard de son petit nom, avait délivré à Pierre Laval. Au sommet de la puissance, l’Allemagne toute entière, par le truchement de son représentant, put apprécier le zèle du vice-président du Conseil.
Hemmen comptait surtout éviter la solution d’une décharge qu’aurait été amené à délivrer le Commissaire allemand préposé à la Banque Nationale de Belgique… « Mais il y va de notre honneur ! » s’était récrié Bouthillier, qui avait été Secrétaire général aux Finances dans les heures sombres où les chargements de la République embarquaient sur les vaisseaux de la flotte. La vérité, Bouthillier, écœuré, la connaissait. Bréat de Boisanger, le nouveau gouverneur fraîchement désigné de la Banque de France, puis le secrétaire général qui traitait les questions économiques, ne lui avaient pas laissé d’illusion. « Je m’oppose à ce que le gouvernement accède au désir obstiné de l’Allemagne ! Prévenez mon chauffeur, je vais chez Laval ! »
Il s’était précipité à l’hôtel Matignon pour exposer ses objections, certain qu’elles étaient excellentes, convaincu qu’il serait entendu, qu’elles seraient décisives, lorsque, citant à témoin l’Allemand qui n’avait pas quitté son bureau, Laval avait refusé toute discussion.
« Je pars pour Berlin, c’est une grande chose. Que me fait votre or ? Je pense aux prisonniers, aux Français, à l’avenir de mon pays… Ribbentrop exige l’or, je le lui donne… » Et Bouthillier s’en était retourné tête basse, amer.
Sans renoncer à son objectif, sachant ses interlocuteurs sur des positions divergentes, le Dr. Hemmen eut souci d’épargner l’amour-propre français. En promettant la mise à l’écart de la Banque Nationale de Belgique, et de son gou­­­­­­ver­­neur, Janssen, qui faisait obstacle à ces perfidies, il y parvint avec le gouverneur de Boisanger. Laval convint de remettre l’or à Marseille. La Banque de France y recevrait la quittance de décharge des mains du commissaire allemand.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *