Alice et l’homme-perle – Valérie Cohen

Le début
Rome, 18 avril 1985
Congrès de Neurochirurgie
Chère Alice,
Je suis vraiment ravi d’avoir fait votre connaissance. D’ordinaire, les congrès médicaux sont bien plus ennuyeux et se promener dans Rome en votre compagnie a été un moment fort agréable. Je vous rends votre guide touristique oublié dans le taxi.
Si Arthur n’y voit pas d’inconvénient, je serais heureux de vous « emprunter » à nouveau, vous et votre guide, demain après-midi pour visiter la Villa Borghèse. Je vous attendrai à seize heures à la réception de l’hôtel.
Amicalement,
Diego Silva
(message laissé à la réception de l’Excelsior Congress Hotel pour Alice Romain)

Alice Romain sourit. Un de ces sourires larges et tristes, d’une douceur inégalée, dont elle a le secret. Il illumine ses yeux clairs et confère à son visage un aspect serein. Alice s’abandonne à l’instant, heureuse d’être là, et regarde, sans les voir, les inconnus quittant l’aérogare. Vêtue de son traditionnel uniforme, un pantalon en lin blanc et un pull en coton bleu marine, elle attend, les mains sagement posées sur ses genoux. Depuis longtemps, elle ne cherche plus à gommer les tâches brunâtres qui parsèment sa peau si fine. Alice les effleure doucement, comme autant de salissures sur une nappe usagée. Quelques rides autour de la bouche et des yeux, des cheveux châtain et une coupe au carré effilée sur les pointes, un corps menu et bien proportionné, Alice est encore ce qu’on appelle une jolie femme. De ces beautés qui ne se révèlent pas au premier regard. Dans quelques semaines, Alice Romain fêtera ses soixante-six ans. Son esprit s’évade, tente de se rappeler où et avec qui elle a bien pu célébrer son dernier anniversaire. Sa fille ? Ses petits-enfants ? Quelle importance… Les images, réelles ou non, se mêlent harmonieusement en un doux kaléidoscope dans lequel elle se perd. Ses pensées l’emportent. Loin. Le brouhaha diffus de l’aéroport semble n’avoir jamais existé. À sa façon, Alice voyage, un pied dans le quotidien, un autre dans la vie qu’elle façonne selon ses désirs. Longtemps secrétaire médicale de son époux, elle aurait pu tout aussi bien être rêveuse professionnelle et exceller dans le domaine. En cette froide et lumineuse journée d’avril, elle s’autorise à inventer la fête d’anniversaire idéale et, les yeux fermés, elle plonge avec gourmandise un doigt dans un plat de mousse au chocolat noir, tout en souriant à ses complices du jour. Des amis sélectionnés pour l’occasion, ceux connus depuis toujours et d’autres, si précieux pourtant. Ils sont nombreux à la serrer dans les bras, ils la congratulent, et pour seule réponse, elle sourit. Un homme lui propose une coupe de champagne et le contact de ses doigts sur sa peau l’électrise. Alice s’oblige à soutenir son regard, s’y noie un instant et fuit en trempant ses lèvres dans le verre. Il est infiniment séduisant. Alice hésite à le quitter. Les adieux lui ont toujours été si pénibles. L’air frais donne à ses joues, d’ordinaire si blanches, une nuance rosée, véritable coup d’éclat sur son visage ovale et harmonieux.
« Dernier appel. Les passagers Morel et Ben Ali sont attendus d’urgence porte numéro douze. » Une voix métallique et désincarnée met fin au voyage.

Alice secoue faiblement la tête et tente de reprendre le cours de ses flâneries mentales. L’homme aux yeux couleur de noyade s’est évaporé. Une fois encore… Elle étire ses bras engourdis par l’inaction et soupire profondément. Deux heures déjà qu’elle est assise dans le hall des arrivées de l’aéro­port de Paris-Charles-De-Gaulle. Un jeudi tel qu’elle les aime. Un jeudi ordinaire.
Comme chaque semaine, Alice est arrivée vers midi et s’est installée sur un siège situé en face de la porte battante. Anonyme dans cet univers aseptisé, elle prend plaisir à observer les passagers franchir le portail d’un pas rapide. Une activité dont elle ne se lasse pas. Comment expliquer à d’autres ce qu’elle-même peine à comprendre. Alice les aime, ces heures pleines à n’attendre personne. D’ordinaire, elle se concentre uniquement sur les visages des arrivants. Parfois, elle préfère jouer avec leur ombre. Imaginer les courbes, le grain de peau, l’odeur, les traits de caractère de la forme ondulant sur le sol. Elle invente le corps charnel qui l’épouserait au mieux, relève enfin la tête et confronte ce double imaginaire à l’humain debout devant elle. Un jeu auquel elle perd souvent. Drôle de découvrir que la pulpeuse rousse fantasmée a un physique de déménageur sicilien ou une calvitie précoce. Union improbable de l’imaginaire et de la réalité. Alice s’amuse. D’un rien, et cela depuis l’âge tendre. Alice sourit toujours.

Un coup d’œil rapide au tableau des arrivées. Un avion en provenance de Bombay vient d’atterrir. Alice y a déjà été, il y a bien longtemps. La porte battante poursuit sa tâche ingrate et s’ouvre sans relâche. Un ballet incessant d’où s’échappent des inconnus. Du regard, ils tentent de reconnaître un visage familier, bien décidés à rattraper les minutes de vie perdues à dix mille mètres d’altitude. Derrière les chariots encombrés de valises, Alice Romain reconnaît certains hommes d’affaires. Des habitués, eux aussi.
Comme tous les jeudis, un voyageur sort parmi les premiers, le pas vif. L’imperméable sous le bras, la barbe en broussaille, la chemise fanée et le regard lointain, l’homme paraît plus fatigué que de coutume. Un grand front tailladé par les ans et une prestance naturelle. Étrange individu dont l’ombre est toujours plus large que haute. Puissante. Lorsque l’inconnu passe à côté d’elle, il hésite une fraction de seconde, intimant l’ordre à ses neurones de tenter de mettre un nom sur ce visage familier. Alice ne baisse pas les yeux. Il lui semble même que l’homme esquisse un sourire. À force d’être plantée là, tous les jeudis après-midi, il a enfin dû la remarquer. Un frisson de plaisir parcourt sa nuque. Alice ne cherche même pas à cacher sa moue de contentement. Ses soixante-cinq ans n’ont en rien altéré sa coquetterie féminine. « À mon âge, se dit-elle, recevoir un regard d’un sexagénaire pas trop amoché est un des plaisirs qu’il est bon de s’accorder sans retenue. »
Soudain, Alice Romain se rappelle qu’aujourd’hui elle attend vraiment quelqu’un : Gisèle Noiret. Son amie ne devrait plus tarder à franchir la porte battante. Elle revient d’une semaine de golf à Marbella, et Alice se réjouit de la revoir. La Résidence Les Eaux Douces est tellement calme sans elle. Elles y ont emménagé le même mois de mars 2005. Même âge, même palier, même futur incertain auquel s’agripper, même faim d’autre chose. Depuis, pas un jour sans qu’elles ne partagent ces moments de femme où le thé menthe, les nouvelles du jour, l’état de leurs articulations et les souvenirs se mêlent harmonieusement. Une soupe douce, amère et épicée à la fois. Les bonnes manières, l’humour caustique et la mauvaise foi patente de son amie avaient rapidement aidé Alice à se sentir bien dans cet élégant immeuble neuf réservé à des sexagénaires triés sur le volet.

2 réflexions sur « Alice et l’homme-perle – Valérie Cohen »

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