Laure Mi Hyun Croset – Polaroïds

Le début

Mon premier polaroïd manquera d’une certaine manière toujours, puisque j’ai été abandonnée à un an, à dix mois plus exactement. Je n’ai aucune idée de ce que furent ces instants initiaux en compagnie de mes premiers parents. Mon frère biologique, comme disent les gens précis, m’a raconté plusieurs versions de la manière dont notre père nous aurait laissés à l’orphelinat. Je ne parviens pas, pour ma part, à me faire une idée très claire de cette période de mon enfance. Il m’en reste seulement un petit carnet jaunâtre, contenant quelques feuillets recouverts de caractères coréens et de noms de vaccins, ainsi que l’image, aperçue en rêve, d’une femme à la longue chevelure noire, penchée sur moi.

En ce qui concerne mon arrivée en Suisse, je ne puis me fier qu’au témoignage de mes parents adoptifs. Ces derniers m’ont relaté qu’à l’hôpital où l’on m’avait accueillie, le personnel leur avait affirmé que j’allais certainement mourir, que je n’étais pas en état de les suivre. Ma mère aurait alors rétorqué qu’étant infirmière, elle était à même de m’administrer les soins nécessaires à ma survie. Cependant, selon elle, j’avais surtout besoin d’affection. Il semble qu’elle ne se soit pas trompée, car je restai suspendue à son cou trois jours et trois nuits, ne la lâchant que pour mordre dans une biscotte.
Ce récit me hanta longtemps, parce que, quand on y faisait allusion, il me rappelait les conditions dans lesquelles j’étais arrivée. Il ne m’attendrissait pas. Je rougissais de m’imaginer comme un petit singe et non comme un petit être humain.

Le premier souvenir de mon enfance qui ne soit pas fondé uniquement sur le récit qu’on m’en a fait, mais qui semble coïncider avec des images mentales personnelles, est le matin où je me suis échappée de la maison pour me retrouver dans un préau d’école vide.
M’avait-on particulièrement négligée pour qu’à peine âgée de trois ans je puisse me soustraire à l’attention de mes parents et fuguer ainsi? Cette histoire était-elle factice? Me serais-je persuadée de son authenticité seulement après l’avoir entendue et aurais-je fabriqué, par la suite, des illustrations à ce récit?
La véracité de cette aventure importe finalement peu. Pour quelle autre raison m’aurait-on menti que celle de confirmer cette sensation sempiternellement présente à mon esprit que je pouvais m’égarer, que l’on pouvait facilement me perdre?
On m’expliqua que j’avais fui pour pouvoir rejoindre les enfants qui étaient déjà à l’école. Avais-je donc tant besoin de leur compagnie? Cette recherche de l’amitié de mes camarades ne me semble pas être une interprétation dénuée de fondement. Elle a été vérifiée mille fois.
À partir de cette histoire, je pus noter deux éléments essentiels pour expliquer ma psychologie: mon goût des autres et mon inclination pour la culture, laquelle ne représentait peut-être, pour moi, qu’une autre façon de m’intéresser à mes semblables ou de susciter leur estime.

Il me coûte pourtant d’exhumer le polaroïd de mon premier jour d’école. J’avais, déjà alors, le sérieux qui fit longtemps de moi une fillette étrange.
Je me réjouissais à l’idée d’aller à l’école, non seulement pour y rencontrer d’autres enfants, mais aussi pour y apprendre l’ordre et la discipline. Je pensais que cette socialisation forcenée allait m’ouvrir des portes. Je ne me trompais pas. Cela fut confirmé ultérieurement. Néanmoins, le souvenir de cette joie affamée que j’avais ressentie à la perspective d’aller dans une institution aussi normalisatrice que l’école me mit par la suite souvent mal à l’aise.

Un même embarras s’emparait de moi lorsque mon père évoquait avec quelle austérité, lors de la première audition à laquelle j’ai participé, je mettais mon index devant ma bouche pour inciter mes camarades à se taire, dès que l’un d’entre nous se produisait devant nos familles. Mes parents ont pérennisé cet instant par une photographie, comme s’ils pensaient que ce geste me caractérisait particulièrement.
Je n’ai jamais su s’ils appréciaient cette attitude ou si, au contraire, elle les agaçait autant qu’elle me consternait.

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