Christine Van Acker – Où sommes-nous?

Le début
Depuis tout à l’heure, Emélia a décidé qu’elle n’aimait pas, vraiment pas du tout, Amélie. Mais Amélie, qui ne connaît pas encore Emélia, ne le sait pas.
Emélia estime qu’une personne qui oublie de la saluer ou qui ne daigne pas la gratifier d’un sourire, ne serait-ce qu’imperceptible, est une personne hautaine, méprisante et détestable.
Aujourd’hui, Amélie, entièrement absorbée par ses recherches, a raté l’occasion de se faire apprécier d’Emélia.

C’est qu’Amélie prépare en ce moment une thèse sur le dernier ancêtre commun à toutes les espèces vivantes, une bactérie baptisée par les savants luca (Last Universal Common Ancestor). Ses recherches consistent à évaluer si les cellules originelles, comme leurs équivalents modernes, étaient ou non caractérisées par une membrane séparant un milieu intérieur d’un milieu extérieur. Un autre pan de ses investigations portent sur les caractéristiques du programme génétique des origines, qui ne s’est pas contenté de se recopier exactement à l’identique lors de la division des cellules, innovant le concept de diversité biologique. À ce jour, les protocellules occupent entièrement les incessantes rêveries d’Amélie.

La jeune femme privilégie l’hypothèse selon laquelle notre mère supérieure aurait été une bactérie vivant à température modérée.
Aussi, à l’instant où elle a croisé, dans le grand hall, l’orga­nisatrice du CIBC (Congrès International de Biologie des Cellules), elle a malencontreusement omis de la saluer. Les cellules cérébrales d’Amélie n’avaient pas songé à amorcer le moindre sourire, captivées qu’elles étaient par le miroir de leurs origines.
Emélia, vexée, a donc trouvé que le rouge à lèvres d’Amélie la faisait ressembler à un gros crapaud et que, tout compte fait, une princesse raffinée comme elle n’avait pas à adresser pas la parole à un batracien mal embouché.
Toute froufroutante, elle s’est ensuite tournée vers un séduisant jeune homme aux yeux bleus qui portait fort bien la cravate et devant qui elle s’est mise à critiquer la lenteur du personnel des cuisines.
Amélie n’est pas mondaine, et il lui a fallu un effort certain, ce soir, pour parvenir à laisser son travail dans un petit coin de sa tête. Elle vient d’accepter une coupe de mousseux quand elle réalise qu’après tout, ce pourraient être les eucaryotes, les cellules qui composent notre corps, qui constitueraient l’ancêtre universel de la vie moderne…
Mais comment le prouver?

Emélia apprécie la conversation de ce bel homme intelligent qui lui répond aimablement tout en s’empressant d’aller lui chercher une autre assiette de toasts. Avec ses longs cheveux blonds décolorés, Emélia traîne derrière elle un parfum envahissant qui s’accroche aux revers des vestons qu’elle frôle d’un air dégagé.
Amélie, encore sous le coup de sa nouvelle hypothèse, se dit qu’après tout, aucun individu présent dans cette assemblée ne pourrait être doté d’autant de capacités adaptatives que les eubactéries qui, sans doute, persisteraient même si des catastrophes écologiques ou nucléaires faisaient disparaître toutes les autres formes de vie sur terre.
Emélia vit seule depuis plus de dix ans et, à près de cinquante-trois ans, elle commence à trouver le temps long. Cet homme est tout à fait son genre et, bien qu’elle préfère le champagne, elle accepte volontiers le troisième verre de mousseux qu’il lui propose.
Elle vient juste d’entamer avec lui un long monologue où se conjuguent ses doléances à propos des lavabos vétustes de l’hôtel, des garde-robes branlantes dans des chambres beaucoup trop petites, de l’aspect défraîchi des papiers peints de mauvais goût, quand les beaux yeux bleus du grand brun reconnaissent quelqu’un au fond de la salle.
L’homme s’éclipse quelques secondes, le temps de ramener la jeune chercheuse dont le regard reste encore tourné du côté des brumes originelles.

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