Le début de la première nouvelle signée Marcel Moreau
La dragonnelle George
Il y a toutes sortes de façons d’entrer en écriture. La façon religieuse, la façon bourgeoise, la façon cathartique, la façon propre, rationnelle, architecturale et multi-anecdotique, dont le roman est censé être l’expression la plus aboutie. Ma façon à moi fut animale, de type mythologique.
Je sortais à peine, avec peine, de l’adolescence lorsque j’adoptai le petit d’un dragon, mort lors d’un des sanglants combats qui firent la célébrité du Doudou. Car le dragon a sa dragonne, ce que l’on oublie trop souvent. La tradition dragonienne veut que la femelle soit discrète. On ne lui demande que d’être féconde. La condition féminine, là aussi, laisse à désirer. Au cours de noces terrifiantes, la semence du dragon s’en va bouillonner dans le ventre de la dragonne. Le membre du mâle, dont la décence nous interdit d’indiquer la taille, et la délicatesse nous dissuade de préciser l’apparence, brûle tout sur son passage. C’est le prix à payer, dans ce monde-là, pour la reproduction. Si j’en crois mes propres études sur le sujet, l’orgasme y est inconnu. La dévastation en tient lieu. Quelques secondes plus tard, comme en une fulgurance, l’enfant naît, avec sa lourde hérédité. Son premier acte est de se poser, en héros, sur ce qui reste de sa mère: un grouillement lyrique, et fumant. Pour lui, la vie commence aux entrailles, surtout lorsqu’elles lui restituent l’image d’une gésine sulfureuse. Quant au géniteur, il jette un œil distrait sur le spectacle. Ce n’est déjà plus son affaire. Avez-vous vu, vous, au moins une fois, un dragon s’émouvoir? Moi, non. Certes, il a bien dû désirer et bander, pour en arriver là. Oui, sans doute, mais qu’est-ce que cela prouve, chez les dragons comme les humains? Peu lui importe la descendance puisqu’il est assuré de mourir, chaque année, à Mons. Il n’y a pas d’éternité plus certifiée, et plus inexorable. La légende est plus forte que l’Histoire. Les terrassés de la Grand-Place vous le diront. Orphelins de père ou pas, ils sont toujours les mêmes à ne périr qu’un jour pour n’en être que mieux impérissables. J’ai une pensée pour la mère. Elle disparaît dès la parturition. Peut-être, au terme d’un long vol souterrain, finit-elle par s’écraser en enfer, parmi quelques-unes de ces femmes monstrueuses qui expient encore aujourd’hui le seul crime d’avoir été aimées de moi? Tout cela est bien injuste, j’en conviens. Et si je n’avais qu’une prière à émettre c’est qu’un tel gynécée, où se tordent ces créatures, belles, insensées et maudites, puisse ouvrir grand sa porte à mon adoration d’elles, toujours intacte, toujours renouvelée, ne leur devrais-je que ma certitude qu’elles sont immortelles à force d’avoir été démesurées, dans le vice comme dans la vertu…
Pitié pour la dragonne!
Longtemps, j’ai promené mon dragonneau dans les rues de Boussu. Dragonneau, ou dragonnelle? Difficile de savoir. Chez cette espèce, le sexe, en dehors du coït, a tout le charme de l’invisibilité. Par prudence, j’ai donné à mon protégé le prénom de George, sans «s», probablement en souvenir de George Sand que je n’avais d’ailleurs pas lue et bien que j’aie beaucoup écouté Chopin. Au début, à notre approche, les gens s’enfuyaient. Au fond, cela m’arrangeait bien, j’aimais la solitude. Pourtant, je tenais George en laisse. En fait de laisse, il s’agissait plutôt d’une chaîne, comme j’en avais dans ma tête, prisonnière d’une morale, d’une éducation et autres contraintes associées. Au cours de nos balades, nous évitions l’église. On ne sait jamais avec le catholicisme. La police populaire a eu raison de nos scandaleuses apparitions, qui faisaient peine à maman. George et moi, nous choisîmes alors de vivre, le plus souvent, dans le grenier. Là au moins, personne ne pouvais nous voir, nous juger, nous persécuter. J’éprouvais, envers ma dragonnelle (j’avais décidé que c’en était une, pour la beauté de la rime en «elle»), une affection grandissante, tout à fait inexplicable. Mon seul problème, avec elle, c’était l’alimentation. Elle ne se nourrissait que des restes de martyrs, forcément chrétiens. J’en avais des reliquaires pleins, que je dérobais dans les cryptes des cathédrales boraines, en l’une desquelles, jadis, je fut porté sur les fonts baptismaux, ce que beaucoup ignorent. Mais tout cela n’a qu’un temps, et bientôt je manquai de denrées pour ma pauvre petite. Il s’avéra que les trésors du culte n’étaient pas une mine inépuisable. Nos mines de charbon, elles non plus, n’avaient plus rien dans le ventre. Les «gueules noires» pâlissaient. On voyait mieux leur douleur, leur damnation sur terre, en terre. C’est rare qu’on parle des Golgotha d’en bas, des calvaires telluriques. Au fond des gouffres, les éboulements jamais ne rivaliseront avec les crucifixions. La lumière n’y est pas de la partie. Le jour est improbable, et l’espérance silicosée. Ciel, existes-tu? C’est la mort, nuit dans la nuit.