Les dix-sept valises – Isabelle Bary

Le début
4 septembre 2018

Son vélo est posé sur la dune qui domine la plage. De loin, on dirait qu’il flotte dans le ciel. Je souris, fière d’avoir deviné ses intentions matinales. Je range mon scooter à l’abri du vent qui brise le silence de l’aube, puis j’emprunte le sentier qui mène à la crique, en contrebas. Elle a dû dévaler adroitement les rochers, la descente est délicate, mais pas redoutable. À mi-parcours, j’aperçois sa serviette étendue sur le sable sous un tas de vêtements. La plage est déserte. Je détaille ses nippes jetées en boule, elle a tout ôté. Tout cela présage la baignade. Pourtant personne ne flotte sur la mer. Une, trois, six minutes, Alicia ne réapparaît pas.

Je suis arrivée à Essaouira la veille. J’avais réservé une place à l’avant de l’avion, rangée 6, côté hublot. Voir la terre, puis le bleu du ciel juste après l’inconfort des nuages me rassure. J’ai rangé mon sac sous le siège devant et glissé mon paquet de mouchoirs, mon bouquin et mes mandalas à colorier dans la pochette en treillis où se trouvent les consignes de sécurité. Puis, mes écouteurs vissés sur les oreilles, j’ai regardé le flot des gens qui s’engouffraient un peu sauvagement dans l’appareil. J’ai hésité entre avaler une nouvelle salve de gouttes de Fleurs de Bach ou prendre le cachet anxiolytique que m’avait recommandé mon médecin. L’avion ne tarderait pas à décoller et j’ai opté pour le verre de vin en vol. Quelques gorgées devraient suffire à me relaxer, même si au stress de l’avion s’est ajoutée l’excitation de rejoindre Alicia. Le steward a arpenté le couloir en vérifiant le bouclage des ceintures. La mienne était déjà abusivement serrée depuis l’instant où j’avais pris possession de mon siège. L’avion était sur le point de s’arracher du sol. Mon voisin a fermé les yeux. Je l’ai imité, pour ne plus penser ni à la terre, ni au ciel, ni à ma double agitation qui flottait entre les deux. Je n’ai plus pensé qu’à la plage qui m’attendait là-bas.

J’avais rencontré Alicia un an plus tôt. À peu près.
À l’époque, je travaillais déjà comme journaliste pour l’hebdomadaire d’informations et de loisirs qui m’envoyait aujourd’hui en avion à Essaouira.
Je n’aurais sans doute jamais croisé le chemin d’Alicia sans cette fameuse réunion. C’était le 23 octobre 2017. À neuf heures précises, Rodolphe attendait dans la salle de conférence. Il présidait la table ovale avec la prestance à la fois sévère et bienveillante d’un rédacteur en chef déterminé, mais pas complètement inflexible. J’étais la seule fille ce matin-là. Un détail qui allait changer mon destin. Odile et Juliette avaient déjà bouclé l’espace culture et Roseline, la responsable des thèmes société, était malade. Je m’assis donc entre Bart, le boss des sujets politiques qui assurerait aussi la rubrique société cette semaine, et Julien qui, comme moi, jouait à l’électron libre entre les différentes thématiques, au gré de l’actualité et des besoins de chacun. Victor, le photographe qui assistait imperturbablement à toutes les réunions, me faisait face. Cela faisait un an que j’écrivais pour le magazine belge Perspectives. Mes brillantes études et mon expérience de chargée de cours à l’Université Libre de Bruxelles m’octroyaient un certain respect. Je restais néanmoins une des pouliches de la rédaction qui s’attirait autant les foudres que la sympathie du patron. Je l’aime bien, Rodolphe. Un esprit vif, un véritable talent de rédacteur et un goût prononcé pour les sujets hors du commun, mais que la direction commerciale avait fini par museler un peu. Rodolphe passa en revue les différents points à aborder. Je n’avais pas très envie de m’occuper du Brexit ni des ravages causés par les tweets de Donald Trump. Je ne m’étais donc pas manifestée lorsque ces sujets avaient été attribués aux deux autres. Rodolphe me gardait pour la fin. Avais-je entendu parler de cette enquête qui révélait que la société japonaise menait les hommes à s’amouracher de poupées gonflables ? Une attitude encouragée par les femmes qui leur préféraient désormais la tendresse des chiens. Je ne tenais pas beaucoup plus à m’engager sur la voie des dérives sexuelles de la société japonaise, mais lorsque Rodolphe avait précisé qu’il lui fallait un papier hyperféminin, inscrit dans la mouvance de « Balance ton porc » et abordant la place de la femme dans les sociétés ultramodernes, tous les regards s’étaient tournés vers moi. « Mathilde, avait statué Rodolphe, tes épaules sont suffisamment larges pour aborder le sujet avec intelligence et délicatesse, n’est-ce pas ? » J’ai répondu oui sans réfléchir. C’est seulement lorsqu’il avait bruyamment fermé son dossier, nous signifiant que la réunion était terminée, que j’avais lancé l’idée : « Et pourquoi on n’aborderait pas plutôt la place des hommes dans les sociétés ultramodernes ? » Rodolphe qui venait de se lever se laissa retomber sur sa chaise en soupirant. Les autres me lancèrent un regard consterné. « Franchement, continuai-je sans leur donner la possibilité de m’interrompre, les poupées gonflables pour les hommes, ça ne vous inquiète pas plus que les chihuahuas pour les femmes ? Puis les femmes, tout le monde en parle. »
« Tu trouves qu’on ne doit plus parler de toutes ces horreurs faites aux femmes par des mecs pervers ? », se fâcha presque Julien. « Bien sûr que si, mais les autres magazines s’en chargent très bien, le mouvement est lancé, on est tous dans le coup. Alors pourquoi ne pas évoquer, nous, en parallèle, le mal-être des hommes qui ne sont quand même pas tous des porcs et renouveler un peu l’information ? » Bart n’était pas convaincu que c’était le genre de chose que les gens avaient envie de lire pour le moment et Victor s’en fichait complètement, il séchait sur pied autour de cette table depuis l’aube et n’avait qu’une envie : la quitter.
« C’est une très bonne idée, Math, mais c’est non ! », trancha Rodolphe. Les autres prirent congé et je restai seule avec lui quelques instants. Il aimait mon audace et cette force qui m’animait à vouloir ébranler l’esprit du lectorat au lieu de l’endormir, mais les finances de Perspectives ne toléraient aucun risque, il fallait surfer sur l’air du temps, honorer l’incontestable. C’est là qu’il me fit la proposition qui allait bouleverser ma vie : je bouclais son article sur les Japonaises et leurs toutous avec brio, et il me dégageait un mini-budget pour envisager mon dossier sur les hommes. Je devrais toutefois prendre le temps de l’enquête sur mes congés et assurer les éventuels frais de logement.
Lorsque je quittai la salle de conférence, tout le personnel de Perspectives était au courant de mon intérêt marqué pour l’échantillon masculin non porcin de notre globe. Le gars des sports m’avait même crié depuis l’autre bout du couloir : « Eh, Mathilde, je suis ton homme si tu veux ! », une boutade que j’avais trouvée drôle jusqu’à ce qu’il l’accompagne d’un geste obscène du bassin. Connard !
Pour l’article sur les femmes japonaises, j’avais repris la citation de Madame de Staël : Plus je connais les hommes, plus j’aime les chiens, et ça avait fait un carton.
Rodolphe tint sa promesse et je me rendis quelques jours dans les Ardennes, affectée à la tâche musclée que je m’étais imposée : traquer la détresse de l’homme 2.0.
J’étais descendue à l’hôtel Mytic, une pension sans charme et à peine propre où logeaient aussi les hommes participant à ce groupe de parole au masculin que j’avais réussi à convaincre de la légitimité de ma présence. Ils m’avaient promis une ou deux intrusions au cœur de leur stage censé explorer leurs blessures et leurs parts d’ombre.
C’est là que j’ai rencontré Alicia pour la première fois. Elle était accoudée au bar antique de cette seule auberge du coin et sirotait un Coca. Je ne vis d’abord qu’une femme mince et longue aux cheveux d’encre, presque quelconque. La testostérone ambiante m’incita sans doute à rallier sa solitude, puisque je me retrouvai à ses côtés quelques instants plus tard, scrutant un hypothétique barman à qui commander le même breuvage noir. Alicia s’était alors tournée vers moi, m’avait souri et j’avais ressenti un picotement étrange, un frisson, mais plus doux. Je lui souris en retour, je me sentais étrangement bien, contente d’être là, tout à coup, accoudée à ce comptoir vieillot. J’avais déjà vécu ce fourmillement exquis quelques fois, mais il avait toujours été lié au son et au souvenir qu’il évoquait : la cuiller qui tourne délicatement dans le chocolat chaud ou le duel de banjos de la musique du film Délivrance. Ici, tout était silencieux. Il s’agissait pourtant de la même sensation de plénitude, physique, étrangement abrupte.

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