La ferme (vue de nuit) – Anne-Frédérique Rochat

Le début
Annie arriva en fin d’après-midi. En sueur et les pieds endoloris. Elle avait marché longtemps depuis le dernier arrêt de bus, le terminus, et était soulagée d’enfin apercevoir, perchée sur une petite colline, la maison, la ferme, comme il disait. Ne lui restait plus qu’à gravir le long escalier et à appuyer sur la sonnette pour replonger dans son passé.
En réalité, la ferme n’avait rien d’une ferme, sauf peut-être l’éloignement, la campagne, le silence. C’était une maison moderne et carrée, faite de grandes baies vitrées et de stores automatiques dotés d’une touche d’intelligence qui leur permettait de savoir quand il fallait descendre et quand il fallait remonter. Du dernier cri, voilà ce qu’elle était cette maison, du dernier cri. À l’époque. Où il l’avait choisie. Mais tout vieillit si vite aujourd’hui. Combien de temps s’était écoulé depuis ? Elle n’aurait pu le dire précisément. Plus de vingt ans ? Elle ne hurlait plus grand-chose à présent, sa ferme, elle paraissait muette (une extinction de voix ?), enrouée, du haut de sa colline. Elle avait été flamboyante, attisant tous les regards, toutes les convoitises ; elle était devenue banale, pour ne pas dire ringarde. Ça n’avait jamais été son style, à Annie, et elle ne s’y était pas forcément sentie à son aise, mais elle l’avait aimée, et l’aimait toujours, peut-être plus encore qu’autrefois, ayant un faible pour les fissures et les failles, la peinture qui s’écaille.
Le soleil s’adoucissait, mais les marches étaient hautes et l’effort continuait de la faire dégouliner. Elle craignit pour son allure, sa coiffure (sentait ses cheveux coller sur son front, frôler ses yeux, elle les imaginait aplatis et mouillés, sans aucune tenue), elle aurait aimé être fraîche pour le retrouver. Fraîche et distinguée. Sous son meilleur jour. Hélas, elle était usée et ses pieds la faisaient souffrir. On ne profitait pas pleinement d’un moment important si on avait mal aux pieds, si dans ses souliers, les orteils étaient étriqués. Elle s’arrêta, respira bruyamment, s’essuya le front et ôta ses sandales, la lanière avait déjà commencé à pénétrer la chair. De quoi ai-je l’air, pieds nus, la mine fatiguée, les cheveux collés ? Et s’il ne me reconnaissait pas ?
Elle s’assit un instant sur le gros caillou qui se trouvait là, à côté de l’interminable escalier. Et se souvint qu’il se laissait tomber sur cette pierre, à mi-chemin, pour reprendre son souffle, s’éponger les tempes, l’arête du nez, à l’aide d’un de ses mouchoirs en tissu orné de ses initiales brodées. Elle se moquait de lui gentiment, le traitant de vieux schnock. « Si tu faisais plus de sport, gloussait-elle en continuant sa route, tu n’aurais aucun mal à me suivre malgré ton âge avancé ! » Lui ne riait pas, elle le savait. Mais ça lui faisait du bien d’être un peu piquante quelquefois, comme pour rétablir un certain équilibre.
Elle regarda autour d’elle, admira le panorama qui n’avait pas changé, pas bougé d’un iota depuis toutes ces années. Aucune construction nouvelle n’était venue entacher le paysage, ce qui était aussi curieux qu’inestimable ; toujours des champs à perte de vue, des champs de toutes sortes (elle n’avait jamais su ce que les paysans semaient exactement, n’y voyait que des étendues de couleur), des arbres, une route, déserte la plupart du temps, et dans son dos, au loin, derrière la ferme, une forêt de sapins. La forêt de sapins. Au cœur de laquelle, tant de fois, ils s’étaient promenés.
Elle se releva, rajusta sa jupe, frotta vigoureusement son fessier, n’était plus assez souple pour effectuer la torsion qui lui aurait permis de vérifier l’état de propreté de son vêtement, se contenta d’espérer que la pierre sur laquelle elle s’était assise n’avait pas noirci la jolie jupe en lin qu’elle avait pris soin de repasser avant de partir (ce qui n’était pas rien car elle avait une sainte horreur du repassage, et en général préférait porter des habits froissés plutôt que d’avoir à accomplir cette tâche).
Elle inhala à pleins poumons le bon air de la campagne. Elle avait tant aimé vivre en dehors de la ville, loin du bruit, de l’agitation et de toutes les lumières artificielles qui empêchent, la nuit, d’admirer les étoiles. Une abeille vint s’agiter frénétiquement devant son visage, tout près de sa bouche, qu’elle ferma automatiquement ; l’insecte se posa juste en dessous de ses narines, sur l’empreinte de l’ange. C’est étonnant, songea-t-elle, serait-ce un signe ? Mais comment l’interpréter ? Annonce-t-il une joie, ou un danger ?
Elle n’osait plus bouger, craignant que le moindre mouvement effraie la bestiole et l’incite à planter son aiguillon dans sa chair. Et ce serait vraiment le pompon qu’elle arbore un dessus de lippe rouge, douloureux et gonflé, pour retrouver cet homme qu’elle avait adoré.
L’abeille semblait beaucoup se plaire sur sa figure ; combien de temps était-elle capable de rester au même endroit ? Et si elle ne voulait plus repartir ? s’inquiéta Annie. Devrai-je me présenter devant lui, l’insecte au bord des lèvres ?
La sueur continuait de perler sur sa peau, elle rêvait d’un peu de fraîcheur et d’un grand verre d’eau. Haut, très haut dans le ciel, un avion à réaction passa, elle se retint de lever la tête pour le regarder, espéra que le vrombissement du moteur encourage l’hyménoptère à reprendre son envol. Il n’en fit rien. Se sentait bien sur le visage d’Annie. Était-ce dû à sa peau, que ses amants avaient toujours dite sucrée ? Une peau délicate que plusieurs hommes avaient su aimer. Oh ! même pas une douzaine. Six ou sept, tout au plus. Elle était du genre romantique et, pour son malheur, ou son bonheur allez savoir, s’attachait très vite.
Une seconde abeille se mit à bourdonner à son oreille, puis s’approcha de son nez, ce qui fit fuir la première. La seconde s’excita un instant tout près de l’emplacement où s’était plu sa congénère, puis disparut à son tour. Annie se sentit libérée, elle plaça ses deux mains derrière son cou et massa sa nuque avant de reprendre la montée des marches.
Elle ne s’était pas souvenue que l’escalier était aussi raide, ou peut-être était-ce dû à son âge, qui avait presque doublé, et ses forces, diminué.
Marcher pieds nus n’était pas moins douloureux que d’avancer avec des lanières de sandales qui vous entaillaient la peau. De minuscules cailloux, aux angles aiguisés comme des lames de couteau, endolorissaient son épiderme, du bout du talon jusqu’à la pointe des orteils. La petite sirène n’avait qu’à bien se tenir. Quelle transformation payait-elle ainsi ? Quelle folie ? Quelle déraison ? Quel pacte ? Avec quelle sorcière ? Quel dragon ?
La tête lui tournait à présent, c’en était trop pour une seule femme. Trop de chaleur, malgré le jour qui déjà déclinait, trop de marches, trop de gravillons, trop de mouches à miel, trop de soleil, trop d’attente, de peur, d’appréhension.
Elle s’écroula.

Lorsqu’elle revint à elle, la nuit était tombée.
À grands coups de langue, un animal lui léchait le visage. Elle mit du temps avant de découvrir de quelle bête il s’agissait. Il lui fallut rassembler ses esprits, s’asseoir, avant de pouvoir murmurer avec étonnement : un lama.
Le camélidé avait cessé de lui nettoyer la figure. Il la fixait. Son regard brillait dans la pénombre. Elle se leva, avait envie de le caresser à son tour ; il se laissa faire, son poil était doux et sa sérénité, communicative. « Tu es beau, comme tu es beau », lui susurra-t-elle à l’oreille. Jamais de sa vie, elle n’avait vu de lama sauvage, elle ignorait même qu’il y en avait dans la région, croyait qu’ils vivaient plutôt dans les montagnes. Peut-être s’est-il échappé d’un zoo ? En tout cas, c’est un signe, revenir à soi grâce à un lama qui vous lèche le visage, c’est un merveilleux présage. L’animal se retourna brusquement, comme s’il avait entendu quelque chose qui l’avait effrayé, et détala comme un lapin. Annie se retrouva seule sur le chemin, elle sentit à nouveau sous ses pieds les gravillons qui abîmaient sa chair, elle décida de remettre ses sandales, qu’elle trouva un peu plus bas sur deux marches différentes.
C’est alors qu’elle remarqua que la ferme était éclairée au premier étage. On devinait déjà, malgré la distance, derrière les grandes baies vitrées, une intimité dévoilée, mise à nu, offerte au premier venu. La nuit, bien sûr, les stores automatiques dotés d’une touche d’intelligence estimaient inutile de descendre pour protéger les habitants. De quoi ? Le soleil n’était plus là. De l’extérieur, des regards, pensait Annie, de tout ce que l’on imagine tapi dans l’obscurité, accroupi dans l’herbe jaunie ou caché dans la forêt de sapins. Elle n’avait jamais aimé cette impression d’être vue du dehors. « Ne t’inquiète pas, lui répétait-il sans cesse, personne ne passe jamais par là après la tombée du jour. » Elle avait quand même proposé à maintes reprises de changer la configuration des stores électriques afin de pouvoir les utiliser manuellement, ou de faire poser des rideaux ; à chaque fois il avait ri, avant d’ajouter : « Ce serait dénaturer ce qui fait le charme de ma maison, mon poussin. »
Il l’appelait mon poussin, ça lui revenait maintenant ; elle avait complètement oublié, pendant toutes ces années, qu’elle avait été le poussin de quelqu’un, qu’elle s’était laissé appeler ainsi.
Sa jolie jupe en lin était dans un état pitoyable, froissée (cela valait bien la peine de l’avoir repassée !) et tachée à divers endroits ; ses avant-bras étaient couverts de griffures et ses pieds gonflaient à vue d’œil. Elle n’en pouvait plus. Malheureusement, il lui restait encore de nombreuses marches à gravir. Qu’était-elle venue faire ici ? Elle ne le savait plus, doutait du bien-fondé de sa venue. Il va me prendre pour une clocharde, une folle, une déséquilibrée, songea-t-elle, il ne me reconnaîtra pas, je vais devoir lui expliquer, la grimpée, l’évanouissement, le soleil, la chaleur, la transpiration, je vais devoir dire : « C’est moi, Étienne, c’est moi, Annie, tu ne me reconnais pas ? » Je voulais être resplendissante, pour lui, pour nous, en souvenir, et voilà le résultat. Que faire maintenant ? Revenir en arrière ? Rentrer chez moi ? Oublier tout ça ? Déchirer sa carte, qui de toute façon ne voulait rien dire, ne disait rien ? J’ai pris ça pour de l’élégance, de la pudeur, en réalité c’est de la goujaterie, de la suffisance.
Elle continua pourtant de monter les marches, les cheveux ébouriffés, le dos légèrement voûté, le souffle court et les mains sur les hanches.

Une réflexion sur « La ferme (vue de nuit) – Anne-Frédérique Rochat »

  1. nathalie vanhauwaert

    Un très beau récit empreint comme toujours de beaucoup de sensibilité, au profond des sentiments de chacun. Anne-Frédérique Rochat nous parle de l’attirance physique, de l’accord parfait entre Annie et Etienne mais aussi de la parentalité, du choix de devenir parents, de l’absence. Elle nous parle des blessures intimes, d’un amour infini, d’un malaise à la proche de sujets intimes.

    Il y a une question qui fâche entre eux, qu’en est-il des années plus tard ? Change-t-on ?

    Un très beau récit, une écriture qui nous propose des allers-retours dans le passé, qui pose aussi question sur la solitude, sur le sens à donner à la vie, sur l’amour exclusif…

    J’ai eu envie de secouer Etienne, un peu bourru, fermé parfois et de lui dire mais qu’est ce que tu attends, vas-y fonce.

    Un joli coup de coeur.

    N’hésitez pas ce roman est vraiment touchant.

    https://nathavh49.blogspot.be/2017/08/la-ferme-vue-la-nuit-anne-frederique.html

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