L’autre Edgar – Anne-Frédérique Rochat

Le début
Il vit le jour en pleine nuit. Une nuit sans étoile et sans lune, une nuit noire. Il cria longtemps, comme s’il était très en colère ou très effrayé. Plusieurs heures sans discontinuer. Sans que rien, ni les mots doux, ni le sein, ne puissent l’apaiser. Ce furent les premiers rayons du soleil qui parvinrent enfin à le calmer. Ses pleurs diminuèrent petit à petit, jusqu’à s’éteindre complètement, pour le plus grand bonheur de ses parents. Son visage se détendit, son corps se relâcha et son esprit s’abandonna aux rêves réparateurs qu’abrite le sommeil.
– Pour le prénom, chuchota la mère, j’ai beaucoup réfléchi, tu sais, mais je n’arrive pas à me décider pour autre chose ; il n’y a qu’Edgar qui me plaise.
– On s’était tellement creusé la tête pour le trouver, murmura le père, pensif.
– Oui, ce serait dommage de ne pas le réutiliser.
– Tu as peut-être raison, ce serait du gâchis de…
Il s’interrompit. Prit la main de sa femme, la serra.
– D’accord. Si c’est ce que tu souhaites, je dis d’accord.
Maria regarda Louis avec reconnaissance. Elle avait les larmes aux yeux et le cœur battant. La vie reprend ses droits, songea-t-elle. Mon enfant est là près de moi, il est de nouveau là.
– Edgar, répéta-t-elle plusieurs fois d’une voix émue au petit être qui dormait entre ses bras.
Il ne broncha pas.
– Tu vois, ça lui convient.
– En tout cas, tu as l’air heureuse, et ça me remplit de joie.
Cela faisait des mois qu’elle ne souriait plus. Depuis la mort du petit. Le grand. L’aîné. Celui qui était né deux ans auparavant et décédé trois cent soixante-cinq jours plus tard. Mort blanche. Une nuit d’hiver. La neige qui tombait. Derrière les fenêtres. Et dedans. Tout ce silence. Dans la chambre. Trop de Blanc.
Leur monde s’était effondré.
Mais commençait déjà à se reconstituer en ce tendre jour de février.
Où un nouvel Edgar était né.

Maria ne parvenait plus à dormir. Se sentait obligée de surveiller son bébé jour et nuit. De vérifier sa respiration : approcher son oreille le plus près possible sans le réveiller était devenu sa spécialité. Elle avait acheté un berceau à roulettes qui la suivait partout où elle allait. D’une pièce à l’autre. Elle était incapable de se rendre aux toilettes sans l’enfant. La vie était si fragile, elle savait qu’il suffisait d’une seconde d’inattention pour que la mort prenne possession de sa maison.
Louis essayait de la calmer, de la rassurer comme il pouvait.
– Tout va bien, ne t’inquiète pas.
– Tu disais déjà ça pour l’autre petit : que j’étais trop angoissée, que tout allait bien, que je me faisais du mauvais sang pour rien. Alors, comment veux-tu que je te croie ?
– Tu es épuisée, tu as besoin de te reposer.
– Je ne peux pas ! Je dois le protéger, par mon regard ; sous mon regard, il ne peut rien lui arriver.

Edgar se réveilla en sursaut. Il hurla. Une ombre était penchée au-dessus de son lit à barreaux. Il mit du temps avant de réaliser que cette présence n’avait rien d’effrayant, puisque c’était sa mère, tout simplement, qui s’assurait que son enfant était toujours vivant.

Un après-midi de printemps, le garçon s’assit dans le canapé avec le portrait en noir et blanc entouré d’un joli cadre en bois qu’il avait réussi à attraper sur le buffet de la salle à manger. Il observa attentivement le visage de cet enfant qui lui ressemblait énormément tout en étant différent : il était encore bébé et avait sur le nez un grain de beauté, ses cheveux étaient plus sombres et ses yeux plus grands, ce qui lui donnait l’air un peu inquiétant.
– C’est qui ? demanda-t-il à sa maman lorsqu’elle entra dans le salon.
Maria devint très pâle, vacilla, dut s’appuyer contre le chambranle de la porte et respirer calmement. Comment expliquer la mort à un enfant, comment maîtriser sa colère et sa peine, comment ne pas être débordée par le chagrin en lui parlant de son aîné ? Elle n’avait aucune envie de remuer tout ça. Edgar était là, il venait d’avoir six ans et trois mois. Le reste n’existait plus, n’existait pas.
– Personne, dit-elle un peu trop brutalement en lui arrachant la photo. Va te laver les mains, c’est l’heure du goûter.
Comment ce petit garçon qui avait des traits similaires aux siens pouvait-il n’être personne ? L’enfant ne comprenait pas. Dans son lit, la nuit, il pensait à lui. Imaginait qu’ensemble ils dormaient entre les draps froids et rigides, fraîchement lavés, qu’ensemble ils chapardaient des fruits confits avant de les boulotter et qu’ensemble ils se faisaient réprimander ou câliner. Ensemble.
Ce jour-là marqua un tournant dans sa jeune vie. Il n’était plus seul. Ce qui était réconfortant et pesant à la fois. Un petit homme à l’apparence brumeuse flottait au-dessus de lui, visitait régulièrement ses rêves, déformait son quotidien, en lui soufflant des mots étranges, désagréables ou drôles suivant les circonstances.
Le monde autour de lui avait changé, irrémédiablement. Une alliance invisible, un nœud indestructible le reliait à ce visage en noir et blanc dont il ne connaissait rien. Et pourtant, il pressentait déjà qu’il lui était redevable de quelque chose, quelque chose de très important. Pressentait également que cet être qu’il n’avait jamais vu en chair et en os n’était pas tout à fait comme lui. D’ailleurs, chaque fois qu’il lui apparaissait, il était entouré d’un brouillard épais et fumant qui semblait émaner de son petit corps blanc. Où pouvait-il bien être à présent ? Que faisait-il ? Avait-il des parents ? Ou était-il élevé par une famille d’éléphants, de fées marraines ou de singes parlants ? Et cette ressemblance étonnante, d’où venait-elle ? Il était beaucoup plus petit que lui, un sentiment de protection l’avait tout de suite envahi vis-à-vis de ce bambin aux yeux ronds.
Des millions de questions se bousculaient au portillon de sa conscience, mais il n’y avait personne pour y répondre. Il savait qu’il valait mieux se taire. Aucun doute là-dessus. Le silence était de rigueur. Il l’avait senti au ton autoritaire et virulent qu’avait employé sa mère en lui reprenant violemment le portrait en noir et blanc.

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