Le début
Thomas tâtonne vers le téléphone portable posé sur la table de nuit et réglé pour sonner à sept heures. Comme souvent, une sorte d’instinct l’a averti juste avant le déclenchement de l’alarme. Il jette un regard au radioréveil, sur l’autre table de chevet, du côté d’Alexia. Presque sept heures, en effet.
Il s’offre quelques instants de répit, entre rêve et conscience, afin de s’éveiller tout à fait, à son rythme. Lundi. La première journée de la semaine, la plus longue aussi, la plus lourde. Premier rendez-vous à huit heures. Juste le temps de se lever, de faire sa toilette, de se raser, d’avaler un café brûlant avant de descendre les deux étages qui le séparent du cabinet, au rez-de-chaussée.
Il soupire, se tourne vers Alexia qui dort encore, le visage à demi caché sous les cheveux. Il lui adresse un regard tendre qu’elle ne saura jamais, se penche sur elle, écarte une mèche, caresse des yeux le velouté d’une joue, l’arête fine du nez, la bouche… Il ne résiste pas, pose un baiser léger au coin de ses lèvres. Elle sourit un peu dans les brumes du sommeil. Mon Dieu, pense-t-il, qu’elle est belle, quelle chance de la voir là, près de moi, quelle chance de l’aimer, d’être aimé d’elle, de…
Elle ouvre les yeux, lui sourit pour de bon.
– Rendors-toi, dit-il. C’est lundi, tu as le temps.
Elle attire son visage vers le sien, l’embrasse, murmure quelque chose d’indistinct avant de se détourner, bien décidée semble-t-il à profiter des derniers instants de nuit.
Quel âge peut-il avoir ? Peut-être que je le lui demanderai un jour. Ou peut-être pas. Jeune en tout cas. Entre vingt-cinq et trente-cinq ans, c’est ce que je dirais. L’âge d’être mon fils. Plutôt sympa.
Mais pourra-t-il m’aider comme son métier pourrait le laisser supposer ? Je n’y crois pas vraiment ; si je l’ai espéré, je ne l’espère plus. Je n’ai d’ailleurs jamais trop cru aux psys ; en vérité, j’y étais même hostile. Fallait-il que je me sente mal, vraiment mal, pour franchir le pas malgré tout. J’imagine qu’un malade qui se connaît condamné ou qui tout simplement souffre trop serait ainsi capable d’aller voir un guérisseur ou un marabout, pourquoi pas, on ne sait jamais, au point où j’en suis, etc.
Je me suis donc trouvée face à ce jeune homme qui m’a fait tout d’abord l’effet d’un gamin, ce qui n’était pas pour me déplaire. L’idée de parler à quelqu’un qui pourrait être mon fils ou, plus exactement, dont je pourrais être la mère, avait quelque chose d’amusant et d’incongru qui me convenait assez. Nulle envie de me confronter à un mec devant qui, forcément, je me serais sentie une fois de plus infériorisée ou, pire, en situation de dépendance. Me livrer, me dépouiller, m’exposer face à un individu qui, en des circonstances différentes, aurait pu avoir avec moi d’autres types de relations, non merci. J’ai lu suffisamment de choses sur la question et fréquenté assez de gibiers de psys de toutes sortes pour redouter l’idée même d’un possible transfert. Et je me connais assez pour savoir que si je dois me laisser aller à pleurer devant un homme, si j’en arrive à lui raconter tout ce qui me mine et me détruit, je serai en grand danger de me mettre à attendre ou à imaginer Dieu sait quoi. La jeunesse de celui-ci me protège de tout risque de ce genre. Paradoxalement, j’ai pensé que je ne pourrais – peut-être – me dévoiler sans trop de pudeur ni à une femme ni à un homme qui serait trop proche de moi par l’âge. Un gamin, par contre… Toujours ce blocage, cette sorte de terreur qui me paralyse devant un individu que son âge, son statut social ou tout simplement son sexe me présente comme un « supérieur ». Un père en quelque sorte, et il ne faut pas être grand clerc pour savoir d’où cela me vient.
« On verra bien », me suis-je dit ; s’il est trop con ou trop maladroit, je me taille. Si ses ficelles sont trop grosses, s’il se prend trop au sérieux, si je m’aperçois que je ne peux rien exprimer face à lui ni rien attendre, si son inexpérience probable empêche tout secours possible, j’arrête les frais. Si je devine ce qu’il va dire avant même qu’il ouvre la bouche, s’il est scolaire et parfaitement prévisible, si, si, si… J’étais donc quasiment certaine de ne pas dépasser ce fameux premier contact qui n’engage à rien.