Et dans la jungle, Dieu dansait – Alain Lallemand

Le début
Voici l’histoire du ciel et de la terre quand ils furent créés, lorsque l’Éternel eut fait une terre et un ciel.
J’aime à me rappeler que cette étrange histoire a com­­mencé un jour d’Épiphanie, fiesta de los Reyes, dans un lieu pas trop éloigné de l’idée de paradis. Un magasin de lingerie au cœur de Bogotá, Colombie.

– Por favor… Vous auriez un rayon de très grandes tailles, 110 à 120 cm, bonnets D ou E ?
La vendeuse ne put retenir un regard étonné, posé avec dédain sur le torse d’Angela, l’iris inquisiteur ouvert comme un pied à coulisse. L’air de ne pas y regarder, son œil rond palpait déjà la poitrine discrète de la cliente.
– 120D, c’est pas pour vous, ça. C’est pour réparer un airbag ? Pour utiliser comme sac à main ?
Non, la vendeuse ne l’a pas dit. Mais Théo, lui, l’a pensé si fort que, miracle mnémotechnique, il n’a plus jamais oublié le digicode de l’appartement colombien d’Angela. 120D. La Colombie est le pays de la démesure.
Pour compléter le digicode d’Angela, il fallait y accoler l’année qui venait de naître : 2014. L’ère de Bush et d’Uribe s’était envolée, le vieux siècle effondré. Tout un millénaire nous avait fait ses adieux et pourtant jamais le monde n’avait été aussi vieux, aussi injuste, aussi inepte. La main invisible du marché venait d’assommer la planète et s’apprêtait à recommencer. De nouvelles bulles se formaient dans la vase des salles de bourse et, dans la pestilence de l’argent-roi, le monde ne détectait plus les effluves des crises à venir. L’argent avait bien une odeur – et quelle odeur ! – mais à force de retenir notre respiration pour combattre la nausée, nous avions oublié qu’il avait aussi un goût. Notre confort même nous était devenu étranger, nous ne goûtions plus notre chance d’être logés, nourris, friqués, d’être en sécurité. Désorienté, le monde portait court le drapé de l’indignation. Trois clics sur YouTube, une pétition signée en ligne et parfois une manifestation à l’ancienne – sans jets de boulons désormais – et nous étions prêts à passer à autre chose.
L’indignation de ce nouveau siècle était une blague. Des milliers de migrants mouraient en mer, et nous lancions nos canots de sauvetage indignés sur Facebook. Les guerres d’Afrique s’allumaient en chapelet, et nous égrenions nos messages énervés sur Twitter. Hilares, Facebook et Twitter grimpaient en bourse, le marché nous répétait What else ?, et nous passions à la capsule suivante.

Théo, Angela. Pour ceux qui comme eux venaient à peine d’entrer dans l’âge adulte, seule la révolte semblait offrir un futur à leurs vingt-six ans. La révolte armée, s’il le fallait. Théo voulait secouer les portes des parlements, leur mettre sous le nez le chômage des jeunes et dénoncer les banques. Il rêvait de faire sauter leurs agences, plastiquer les fiduciaires et les salles de marché, détruire les murs des prisons. Avec quelques amis wallons, il avait commis ses premiers attentats citoyens dans un pays de cocagne, la Belgique. Une banque incendiée, un bureau d’architectes saccagé parce que s’y dessinait un nouveau centre pénitentiaire. Tracts, bombes à pétrole et mèches lentes, cagoule et dynamite, la bande faisait revivre l’action directe dans un pays qui n’en avait plus connu depuis trente ans. Sans se laisser instrumentaliser : « surtout pas de récupération ». Théo regardait une cohorte d’amis partir vers les fronts de Syrie et d’Irak, et pleurait de rage de voir leur révolte sociale détournée par des enturbannés. Depuis quand les livres sacrés nous parlaient-il du chômage ? Pour Théo, Dieu n’était pas fait pour être mis dans le jeu des hommes comme un ciboire dans une poche de voleur. Dixit Malraux. La classe, non ? Le grand homme était sa référence, car Théo restait dressé sur les barricades de Barcelone, fidèle à ses valeurs insurgées, à la fois Jack London et Subcomandante Marcos, un peu du Che et de Castro, quelques pages de Piketty et un riff de Marley, conscient de ne pas trop appartenir au siècle moutonnier.
En Europe, quiconque agitait à cette époque le chiffon rouge d’une révolution semblait délicieusement démodé, presque romantique. Soit, Théo serait romantique et révolutionnaire. D’où son escapade en Colombie. Il voulait apprendre la subversion, disait-il. Accessoirement, il avait la police belge à ses trousses.
C’est dire si les chiffons rouges qu’il approchait alors n’avaient que rarement la rondeur d’une poitrine de femme. C’est pourtant dans ce registre, auréolée de passementeries et d’étonnantes pièces de lingerie couleur chair, aux tons pastels ou liserées de noirs et mauves hurlants, qu’Angela entrait en scène. Vingt-six ans elle aussi, une taille qui ne cédait pas un pouce à Théo, et surtout ce regard épicé, brun-vert, parfois rehaussé d’émeraude que le Wallon avait découvert trois jours plus tôt à l’aéroport international El Dorado. Dans ce regard, Angela décrétait toute la distance de ses mystères, et cette injonction prenait valeur de poing tendu : ¡ No pasarás ! Compacte et nerveuse, d’une rousseur pétillante, Angela s’était peu dévoilée au fil des brefs échanges de mails qui avaient précédé leur rencontre. Ce que Théo savait d’elle tenait en peu de choses, et elle s’en félicitait.
Récapitulons. Angela était franco-colombienne, fille d’expatrié, ancienne élève du lycée français Louis-Pasteur de Bogotá. Plutôt douée, d’ailleurs, mais écartelée entre ses deux identités nationales. Elle s’était ensuite consacrée à l’art dramatique, répétant jour et nuit à l’école de la Casa Teatro. C’est là, au fil des nuits de bistrot qui succédaient aux répétitions, qu’elle avait cultivé son gène colombien et rencontré Martín, incarnation deux-en-un de l’amour et de la révolution. Le « mec trop bien ». Le coup de foudre dramaturgique et sensuel, doublé d’une révélation politique. Pourquoi n’était-il pas là ce soir ? Une longue histoire. La question soulevée par Théo avait engendré un premier silence. Il semblait que Martín ait disparu début mars sans laisser de traces. Nous étions en janvier.

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