La vie al dente – Sarah Berti

Le début
Elle ne vit pas le pendu tout de suite. Le corps pourtant se balançait tristement au bout d’une lourde chaîne. Il était recouvert d’une mince croûte de givre, les longs bras presque détendus, les mains bleuies, comme des battoirs inertes. Autour, la neige avait enrobé chaque centimètre de son fragile manteau et le chantier abandonné gisait, irréel dans cette blancheur scintillante.
Barbara Delestienne, que tout le monde appelait Barbie, effectuait son tour de vérification chaque matin depuis les actes de vandalisme perpétrés sur le chantier à l’arrêt. En général, elle expédiait cette tâche à pas pressés entre les piles de briques écroulées, contournait rapidement les engins au chômage technique, qui attendaient avec impatience le retour du printemps et de l’activité. Elle jetait un coup d’œil entre les tas de gravats, pénétrait dans le bâtiment en reconstruction, cherchait des traces de pas, d’un feu de camp, d’une présence. Les Anciens Hospices, en voie de rénovation, attiraient régulièrement les curieux : des jeunes en manque d’aventure ou des sans-abris alcoolisés qui préféraient le silence des pierres aux reproches des hommes.
Ce matin, Barbie portait une grosse veste de chantier orange, rembourrée, sur un pantalon noir moulant qui soulignait ses longues jambes galbées. Ses chaussures de sécurité semblaient presque fashion, avec leurs lacets en boucle et leurs lourdes semelles silencieuses. Un bonnet noir en laine vaporeuse coiffait ses cheveux de poupée, dont le blond miel luisait dans la pâleur de l’aube. Sur le bonnet, juste au-dessus de la tempe gauche, elle avait accroché une broche, un bijou délicat entre œuvre d’art et joaillerie fleurie, et les pierres multicolores transformaient la veste orange en doudoune au comble du chic. Comme d’habitude, Barbie ne s’embar­rassait pas de l’effet qu’elle produisait. Impassible, elle conciliait son allure de top model et sa profession masculine, jonglait avec les accessoires, parvenait à conserver en toutes circonstances le teint lumineux et la chevelure parfaitement lissée. Sa seule réticence concernait le port du casque de chantier, jaune poussin, qu’elle était censée arborer rigoureusement à chaque visite et qu’elle détestait. Elle avait trouvé une parade parfaitement acceptable pour elle : elle ne manquait jamais d’emporter le casque de rigueur et le portait soigneusement… à la main.
D’un geste assuré, elle glissa la clé dans le cadenas et détacha la chaîne métallique qui scellait les barrières Heras. La neige avait recouvert jusqu’au sommet des grilles, d’un joli glaçage, comme du chocolat blanc sur une barre de céréales. De son doigt ganté de daim noir, Barbie joua un instant à dessiner des créneaux dans la neige. Elle sourit toute seule et pénétra sur le site en travaux. Elle pressa le pas, dans sa hâte de rejoindre le bureau, ensuite, et de lancer sa journée, les équipes, les dossiers en cours.
Puis, distraitement, elle leva les yeux pour embrasser le paysage, la rivière presque gelée contre le bâtiment, le petit pont bucolique, les maisons villageoises collées les unes aux autres pour mieux se réchauffer. Elle leva les yeux, donc, innocente, et ses prunelles émeraude s’écarquillèrent. La grue, qui retenait le pendu dans son grappin, griffait l’espace, noire et fantomatique dans cet hiver si tranquille.
Le pendu semblait la fixer de là-haut, la tête tordue, dans une grimace bleue. La langue, gonflée et difforme, rendait le visage monstrueux sous les touffes ouateuses de cheveux gris. Barbara Delestienne n’était pas une petite nature. Lorsqu’un spectacle s’avérait insoutenable, elle allait à l’essentiel. Alors, dans l’aube glaciale, face à cette silhouette surplombant la neige, elle retourna son casque jaune et y vomit son petit-déjeuner.

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