Le début
J’attendais une cathédrale. Le taxi me dépose devant une petite église coincée entre deux blocs de maisons. La façade bétonnée des années soixante a été repeinte pour s’harmoniser avec les briques du quartier. Ce rose pastel évoque plutôt les dragées des mariages. Les photos de sortie d’église, convives endimanchés et mariés blancs sur fond rose, se confondent avec celles de l’arrivée de la pièce montée. Je pense au discours de Quatre mariages et un enterrement. Accroupie devant la télé, j’avais retranscrit le texte, le doigt appuyé sur la télécommande du magnétoscope à chaque fin de phrase. « Nouez des voiles noirs aux colonnes des édifices. » Je comprends mal que l’on prépare un enterrement derrière la façade colorée d’un jour de fête.
Je grimpe les marches et entre par la porte latérale avec la discrétion exagérée des retardataires. La cérémonie a déjà commencé. Seuls les premiers rangs sont occupés. Tout le monde est là, pourtant, je le vois d’un regard. Au premier rang, à gauche de l’allée centrale, Olympe, Michel et Victoire, à droite, Clara. Derrière eux, les visages vieillis d’hommes et de femmes parfois croisés pendant mon enfance. Je reconnais ma grand-tante et son mari. J’aperçois la marraine d’Olympe et ses deux fils. À la sixième et dernière rangée occupée, je croise le regard de Marc, le garçon des promenades et des lectures. Derrière lui, une longue enfilade de bancs vides. J’ai envie d’en vouloir à des absents.
Devant le premier rang, au centre de l’allée centrale, la longue boîte en bois brillant contiendrait la dépouille de Papy Louis qui ne serait plus. Voilà, des larmes brouillent ma vue. Je n’ai pas pleuré, jusque-là. J’étais protégée par l’abstraction des mots délicatement choisis à chaque étape : très fatigué, hospitalisé, doucement éteint, parti. Papy Louis n’est jamais mort, et le voilà pourtant enfermé dans cette boîte mortuaire trop grande pour lui. Je ne verrai plus ni son visage ni son corps, ni vivants ni morts, mais seulement ce cercueil surmonté de fleurs tristes. Je voudrais détourner les yeux pour m’assurer que ma mémoire ne sélectionnera pas cette image, plus tard, lorsque je penserai à lui. Je la supplie d’en choisir une belle, une embellie même, tant pis pour la vérité historique. Une image d’un Papy Louis valide, presque jeune, suffisamment fringuant pour s’accoupler à la photo de son Élisabeth pour une postérité rayonnante. Mais mon regard flouté ne se détourne pas. Il se gave de cette vision tragique, tandis que je me dirige vers la première rangée pour rejoindre ma sœur Clara.
– Ah, Gabrielle, c’est pas trop tôt !
Papy Louis
Hors de question d’aller s’enterrer dans un mouroir bourré de vieux. Victoire et Olympe se sont échinées à essayer de convaincre Papy Louis de partir en maison de repos. Nous, tes filles, on habite loin, on ne va pas pouvoir s’occuper de toi, il y a des endroits très bien maintenant. Elles lui ont montré les prospectus d’un établissement confortable, juste à la sortie de la ville mais on dirait déjà la campagne. Papy Louis a haussé les épaules : qui a dit que je voulais mourir dans un parc ? Elles lui ont parlé de la résidence Les Jours Heureux où son vieil ami Jean-Paul venait d’emménager. Ce serait bien, il aurait de la compagnie. Papy Louis a rigolé : Les Jours Heureux ! Et pourquoi pas « La Seconde Jeunesse » ? Ou « La petite Maison dans la Prairie » ?
Papy Louis est devenu membre de l’association Vieillir chez soi qui lui fournit tous les services dont il a besoin : une infirmière pour le laver et l’habiller le matin et pour le mettre au lit le soir, une dame qui lui livre chaque jour à dix-huit heures un repas chaud pour le soir et un repas froid pour le lendemain midi, un kiné tous les deux ou trois jours pour le forcer à marcher un peu, une femme de ménage deux fois par semaine qui fait aussi ses courses et sort les poubelles, un jeune homme qui le promène dans sa chaise roulante le mardi midi et le vendredi après-midi et lui fait un brin de lecture. Je suis bien seul, ma petite Gabrielle, tu sais. Ça me fait tellement plaisir de te voir.
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