Le mascaret des jours – Claudine Houriet

Le début
Il avait le cœur gros. C’était idiot, mais il n’y pouvait rien. Cet ultime trajet lui donnait le blues. Il aurait volontiers continué à travailler. À soixante ans, il se sentait en pleine forme. Il avait essayé d’insister.
– Je sais, mon vieux, avait dit le patron. Tu es l’un de nos meilleurs éléments. Pas une fois tu ne nous as causé d’embrouille. Mais que veux-tu, la loi, c’est la loi ! Pour les très longs parcours, tu as déjà dépassé l’âge. Allons, Pablo, ne fais pas la gueule ! Tu auras un double salaire et une belle fête d’adieu. Après, vive la retraite et les petites pépées !
Imbécile! Il en avait côtoyé, des routiers à la retraite. Taper le carton et se saouler la gueule, ils n’avaient pas d’autre programme. Finir comme eux l’effrayait. Heureusement, il aimait la nature. Mais jusqu’à présent, il l’avait surtout contemplée de sa cabine. Il en avait vu, des paysages sublimes, du haut de son bahut. À l’aube, quand les voies ne sont pas encore encombrées et qu’on se permet un coup d’œil extérieur. Des levers de soleil à se mettre à genoux, des landes glacées qui étincellent avec une lignée d’arbres ciselés sur l’horizon. La nuit où son volant avait failli lui échapper, parce que soudain des dizaines d’yeux étaient apparus dans l’obscurité. Une harde de cerfs massés derrière les barrières, examinant curieusement les bolides qui filaient devant eux. Et ces immenses bois d’Allemagne que l’autoroute coupait d’une large tranchée. Il avait sa fenêtre ouverte, les oiseaux lui offraient leurs chants par-dessus le bruit des moteurs, et il chantait avec eux, à tue-tête. Il décelait la montée de la sève au printemps quand les branches s’auréolaient d’une douceur rose, recevait en cadeau le vert transparent des premières feuilles, puis l’éclatement si frais de toute la voilure. Il épiait le jaunissement sur la pelisse sombre de la fin de l’été, pour traverser au bout de quelques semaines un royaume féerique d’or et de rouille. L’hiver, c’était plus triste, parce que plus dangereux. On n’avait plus le temps de jouer au poète.
Il aurait pu écrire un livre. Et il aurait été plus intéressant que celui de John Halloway. À part des histoires de cul, qu’est-ce qu’il avait à raconter celui-là ? Avait-il déjà respiré le parfum de l’herbe mouillée de rosée à quatre heures du matin ? Admiré une famille de chevreuils, les parents et trois faons qui dansent sous la lune ? Avait-il été surpris par l’immense silhouette qui fonce contre vous à l’horizontale tel un fantôme ? Un grand-duc, qui avait bien failli s’écraser un soir contre son camion. Il s’était agi de trois centimètres. Cela l’aurait peiné. Un magnifique rapace. Quand il avait narré l’anecdote au relais où il mangeait, un idiot avait déclaré qu’il était dommage de l’avoir raté. Il lui aurait été possible de l’empailler ou de décorer sa calandre avec l’une de ses ailes.
– Figure-toi que je préfère Marlène ! Une véritable star avec sa paire de gambettes et ses seins magnifiques !
Il ne faudra pas qu’il oublie de la détacher, sa Marlène. Cette vamp à demi vêtue adossée nonchalamment à son moteur avait été de chacun de ses voyages. Les marins ont leurs figures de proue. Lui avait Marlène, depuis plus de quarante ans. Ses copains le taquinaient.
– Franchement, Pablo, elle fait un peu vieux jeu, ta nana ! Regarde-moi cette coupe de cheveux, et ce costume de bain des années quatre-vingt… J’ai repéré des filles à se damner l’autre jour dans un magasin d’accessoires. T’es plus à la mode, mon vieux.
– Je m’en fiche. Ma Marlène, c’est ma Marlène. On est un vieux couple tous les deux. Moi, je suis du genre fidèle. Je ne la changerais pour rien au monde. D’ailleurs, elle me porte chance. Dites-moi, vous qui êtes si malins, combien d’entre vous ont eu aussi peu de pépins que moi en tant d’années ?
Là, ils n’avaient plus qu’à se taire. En effet, peut-être qu’elle lui portait chance, Marlène. Où la mettrait-il ? Au-dessus de son lit. Mais qu’en penserait Valérie ? Elle qui râlait facilement déjà. Marlène avait le droit d’être en première place, il n’en démordrait pas. Que se passerait-il désormais avec Valérie ? Vivre quelques jours ensemble était facile. Quoique les raisons de s’engueuler ne manquaient pas. Comment réagirait-elle quand il serait toujours à la maison ? Il lui avait promis un voyage. De quoi dorer la pilule. Et après, quand ils rentreraient ? Il n’avait pas un caractère facile, il s’en rendait compte. Pas mauvais bougre au fond, le cœur sur la main, sentimental malgré son physique de géant. Mais vite en colère, hargneux avec un verre de trop, rancunier. Sûr qu’il y aurait des étincelles avec Valérie. Voici huit ans qu’ils étaient ensemble. C’est bizarre, il n’avait jamais pu garder les femmes longtemps. À cause du métier, bien sûr. Quand on est sans cesse sur les routes… Pourtant, il avait des collègues qui vivaient avec des épouses depuis des décennies, qui avaient une famille. Il se sentait tout drôle. Une famille. Il aurait bien voulu en fonder une, de famille. Il n’avait pas connu ce que c’était, quand il était môme. Il avait été placé chez un paysan où l’on tirait parti de sa force. Heureusement que sa carrure en imposait. On n’avait pas osé le malmener comme d’autres gosses de l’Assistance. Il avait toujours pris la défense de ces pauvres petits malingres qui devenaient des souffre-douleur. À cause de cela, on l’avait surnommé saint Nicolas de Flüe. Il s’en foutait.
À soixante ans, il était trop tard. Il pensait aux compagnes qu’il avait eues. Pourquoi aucune d’entre elles n’avait désiré un enfant ?
– Les problèmes seraient pour moi. Tu es sans cesse au loin.
– On a plein d’ennuis avec les mioches !
Il n’avait pas insisté. À vrai dire, à l’époque, cela ne le tentait guère. Pour se changer du camion, il s’était acheté une belle BMW et ils en avaient bien profité, du temps de Rose. Mais elle l’avait quitté elle aussi. Et il avait vendu la moto. À deux, c’était chouette. Mais seul, non. Seul, il l’était assez pendant les longs périples qui le menaient du nord de l’Allemagne au sud de l’Italie.
– Tu n’es pas très attentif aujourd’hui, mon vieux. Secoue-toi, cette dernière tirée doit être impeccable. Ce serait le comble d’avoir un ennui juste avant les grandes vacances. Le patron serait capable de te retirer le double salaire promis. De la musique ! De ces belles chansons françaises qui te font venir les larmes aux yeux. Cette idée de gamin me turlupine. Est-ce qu’un môme est fier d’avoir un père chauffeur de poids lourd ? Peut-être bien. Les garçons sûrement. Mes collègues montraient parfois leurs photos de famille. Poser à côté du camion de papa, ça avait l’air de les ravir.
Il rêvassait. Un gamin aurait été fier des muscles de son thorax, de ses biceps qu’il aurait gonflés pour l’amuser. Qu’est-ce qui lui prenait tout à coup ? Il n’avait pas eu d’enfant. Ce n’était pas un drame. D’ailleurs, petits, ils sont charmants. Mais ados, les copains se plaignaient. Toujours à ricaner, à se foutre de toi par derrière, à réclamer du fric, à soutenir la mère. Des emmerdeurs de première. Il était temps de s’arrêter pour boire un café ; il avait tendance à somnoler.
Il sortit du restaurant, tourna autour du camion, donna une chiquenaude à Marlène.
– Alors, ma belle, on continue ?
Cela avait duré une seconde. En lui la fillette leva une main légère pour le remercier, puis disparut. Il n’avait plus jamais pris cet itinéraire. Après plus de vingt ans, il pouvait se le permettre. Ce trajet serait celui de la nostalgie.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *