Un lutin sur l’appui de fenêtre [conte (presque possible) de Noël] – Nadine Fabry

Le début
1987 Une petite ville née quelque part au pied d’un plissement hercynien.
Un lac, un camping et le début de l’été qui ron­­ronne. Les familles du dimanche profitent du soleil, c’est pique-nique badmington ballon pétanque, baignades en culotte et petits cailloux collés sur les fesses. Les enfants jouent et les parents se reposent sous les arbres.
Une jeune femme lit, couchée à plat ventre sur sa serviette rose pendant que son petit garçon de quatre ans farfouille dans son sac. Il cherche une carte postale avec un timbre qui représente un kangourou. C’est une carte géante avec des routes, des déserts et la mer tout autour. Il préfère celles avec des blagues et des dessins marrants ; il les collectionne. Ces cartes ont traversé une mer immense et des tas de pays pour arriver dans sa boîte aux lettres, elles viennent d’un endroit lointain qui s’appelle l’Australie mais il dit l’ « autre Allie ». Sa maman le lui a montré sur la grosse boule du monde, car c’est là que vit son papa. Son papa, il ne l’a jamais vu, il rêve souvent de lui en habits de cow-boy au milieu des vaches et des moutons.
Le petit garçon regarde sa mère qui s’est endormie sur son livre. Il sort la carte du sac. Il la plie en deux puis encore et encore. Il fait un petit bateau comme il l’a appris à l’école. Il le pose sur l’eau, le redresse, le pousse un peu plus loin jusqu’à ce que le bateau s’en aille sur les flots. Il est content. Il s’imagine être sur le pont du bateau en costume de capitaine. Il va traverser le lac comme si c’était la mer immense qui le sépare de l’Australie. Alors, les choses vont très vite. Soudain, le vent se lève et de petites vagues font tanguer l’embarcation. L’enfant voit son espoir s’éloigner de lui, se faire ballotter et puis disparaître sous l’eau. Il entre dans le lac, avance à petits pas sur le fond vaseux. C’est à ce moment que la mère se réveille en sursaut. Le vent fait voler la poussière. Elle voit son fils bouger parmi les mouvements d’eau. Elle se précipite, le saisit et le hisse sur son épaule. Elle l’embrasse en criant son nom : Tom !

Année 2000.
21 juin, journée la plus longue de l’année.
Jean cherche un endroit caché, loin de la lumière et du vent pour lire la lettre arrivée ce matin au château : une enveloppe bleue sur laquelle son nom et son adresse sont calligraphiés à l’ancienne avec un porte-plume.
Il suit le ruisseau, pénètre dans le bois et s’enfonce dans les feuillus.
C’est comme un film qui défile, un fil qui se débobine. Tout le temps. Sans arrêt il y pense. Il est cette pensée. Elle l’obsède. Ce qui l’obsède c’est le choix, l’idée du choix. Trancher dans la chair de l’incertitude comme dans une pièce de viande. Le morceau de choix. La chair triste.
Claire était devenue une femme triste. Il s’en veut. Il est la cause de la tristesse de Claire. Elle ne méritait pas cela. Enfin, disons qu’elle n’y avait pas pensé, qu’elle ne s’y attendait pas, que ce n’était pas de sa faute. Et lui, il ne s’y attendait pas non plus. Ça lui était tombé dessus. Claire avait mal, mais elle ne hurlait pas. Elle ne cassait pas d’objets, elle ne se fâchait même pas ; elle écoutait le silence qui lui faisait des aveux comme dans un confessionnal. Il écoutait ses propres doutes s’insinuer en lui comme des failles. Elle observait les signes de la métamorphose et constatait la distance qui se créait entre les mots qu’ils se disaient et ceux qu’ils ne se disaient pas. De temps en temps, elle pleurait en silence et gémissait comme un petit animal. Elle le regardait avec ses yeux de chien triste, des yeux qui tombaient dans son assiette. Elle se plongeait dans les photos du passé, leurs visages si jeunes, relisait sans arrêt leurs lettres d’amour ; maintenant elle se trouvait moche, vieille et banale, son corps qui la lâchait, les taches brunes sur ses mains, les veines de ses pieds. Elle n’acceptait pas qu’il ait envie de bonheur sans elle. Elle devenait méchante. Son égo en prenait un coup. Et puis elle avait fini par lui dire : il faut choisir entre elle et moi.
Et il était parti.
Pour s’évader de cela, il pense aux yeux des femmes, à leur regard, à leur façon de dire tant de choses sans utiliser les mots. Tout le temps il pense aux yeux des femmes. Les yeux de Claire et les yeux de l’autre femme. Et cette indéfinissable odeur qui l’avait attiré. Cette odeur avait été un choc. Ses sens le savaient, mais peut-être que lui non. Comme un parfum d’écorce, un souffle organique qu’on reconnaît pour l’avoir déjà senti il y a longtemps quand on était fait du bois de l’arbre.
Aurore, c’est son nom. Elle posait comme modèle dans les ateliers d’artistes, elle dévoilait son corps comme elle aurait épluché un fruit. Une chair de poire, blanche et parfumée, légèrement satinée. Et une petite tache en forme d’étoile, sur l’épaule. Si un morceau de peau révélé au détour d’un courant d’air peut éveiller les sens, ici c’était une personne globale qui s’était installée tout près du regard, tout près de l’odorat. Dans l’espace impalpable de cette intimité partagée naissait un solennel respect. La barrière entre deux réalités se faisait transparente : la bouleversante évidence d’Aurore, opposant pudeur et provocation, et le regard des dessi­nateurs, conscients de recevoir un cadeau immense et traçant les gestes de l’inexprimable grâce.

Aujourd’hui, c’est le Solstice d’été, un moment important dans le cycle annuel celtique célébré par de grands feux et par des danses à la gloire du dieu de la lumière.
Il a fallu à Jean plus d’un kilomètre à travers le bois pour rejoindre la chapelle où il a l’habitude de venir se recueillir et profiter du silence.
Le silence, son alibi, son bouclier, son bourreau et son geôlier. Un allié immobile qui s’était installé entre Claire et lui comme la poussière sur les meubles oubliés et qui avait grignoté leur amour comme un rat ronge un morceau de pain séché.
Avant de partir, il a fourré dans son sac à dos un quignon de pain noir, une pomme, une gourde de vin de miel, une carte de la région, et la lettre.
Il compte ses pas.
Il faut toujours qu’il compte tout. Les piquets de clôture, les virages, les coups de pédale, les paires de chaussures.
Les gouttes de pluie, il ne peut pas les compter.
Un rideau d’eau verticale se met à tomber sur le chemin en pente qui le mène au sommet d’un haut monticule rocheux en forme de cloche. L’eau dégringole et ruisselle sur la surface de silice, glisse sur l’argile grasse et s’égare dans une végétation indomptée, où de petits œillets sauvages poussent discrètement et cachent leur pétales roses parmi les boutons d’or. Jean sait que lorsqu’on en trouve un, il n’est pas impossible d’en dénicher d’autres à proximité et que la probabilité de les découvrir est faite de tant de conditions : la nature du sol, l’altitude, le vent, et les insondables mystères qui grouillent sous la terre et qui créent les miracles de la vie. Jean pense à la Courbe de Gauss. Il sent l’eau tiède s’étaler sur son crâne chauve et dégouliner sur son visage, tandis que les verres de ses lunettes se couvrent de buée.
Il court se réfugier dans la chapelle de petit granit bleu, blottie au sommet du paysage sous l’aisselle protectrice d’un chêne séculaire et d’une armée de châtaigniers. Un lieu peu fréquenté, situé à l’écart du bourg, mais où les habitants des villages environnants se rendent en foule au mois d’août pour la Sainte-Marie.
Jean se souvient que la chapelle avait été incendiée quelques années auparavant, quand une soudaine poussée de rage antireligieuse avait sévi dans la région la nuit du 21 juin.
Il avait suivi l’enquête. Les auteurs des méfaits avaient été arrêtés : une demi-douzaine d’adolescents gonflés de haine contre la société et l’Église. En reconnaissant les faits, ils s’étaient présentés comme des défenseurs des cultes païens anciens, et en s’attaquant à des monuments religieux édifiés sur d’anciens sites celtiques, ils avaient voulu dénoncer la toute-puissance de la religion chrétienne qui avait fait disparaître les traces de ces cultes.
Ces jeunes marginaux, qui recherchaient un enracinement et un sentiment romantique, avaient découvert dans l’Ardenne profonde de nombreuses légendes et un monde imaginaire peuplé de fées, de nutons, du diable, de sorcières et d’autres figures légendaires, qui constituaient pour eux un terreau favorable pour l’ésotérisme et l’occultisme. C’est sous les dolmens du site des mégalithes qu’ils se réunissaient le soir pour boire de la bière en récitant des textes anciens et organiser leurs virées punitives.
La chapelle avait été restaurée après l’incendie.
L’endroit est magique.
Jean se laisse aller à une douce rêverie : si les gens se demandent souvent pourquoi les Celtes apparaissent comme un peuple « obscur », c’est tout simplement parce que, contrairement aux autres civilisations, les Celtes s’attachaient plus à l’esprit qu’à la matière. Il se rappelle la révélation que fut pour lui ce modèle de sagesse et de connaissance où, comme les jeunes hommes de l’Armorique celtique d’il y a 2500 ans qui suivaient l’école des druides, il avait appris l’existence de l’âme, que cette âme est immortelle et que la mort est le simple passage d’un corps humain à un autre corps humain. Que le monde est une chose immense et que l’humanité s’étend au loin, avec ses différences et ses imperfections.

Une réflexion sur « Un lutin sur l’appui de fenêtre [conte (presque possible) de Noël] – Nadine Fabry »

  1. Ping : Offrir un livre dédicacé à Noël… | Éditions Luce Wilquin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *