Les sept meurtrières du visage – Luc Baba

Le début
À peine éveillé, j’ai regardé les dessins du givre aux fenêtres de la chambre, écouté les cris d’étudiants sur le trottoir, et les pies sur le toit. Ensuite j’ai respiré des savons et goûté mon café noir.
– Ça va, j’ai dit.
Alors, j’ai ri en grinçant des dents, je me suis assis sur la chaise de la cuisine et j’ai écrasé la mine rouge d’un crayon sur la table, j’aime bien le rouge, c’est ma couleur préférée quand j’ai froid.
J’avais prévu de chercher du boulot, de lire les annonces, mais puisque ça ne sert plus à rien, je reste assis dans la cuisine, et je regarde mon téléphone, et je répète des mots pour entendre ma voix :
– C’est pas possible. Il s’est trompé.
Pourtant, lorsque j’ai vu le médecin, il était formel, comme on dit. Sa tête était pleine de tics et de sueur. « C’est rare, Monsieur, mais cela existe. Je suis désolé. »
– Hélène ? Je dois te voir.
– Viens, tu sais que tu peux venir.
Elle n’aime pas le téléphone, et elle est seule, très farouche, bien repassée. Pas seule comme moi : elle a la télévision. Son appartement est situé sur une avenue morte où les arbres sont taillés comme des crayons noirs. Des cadavres d’arbres aux troncs cancéreux portant des moignons, des petites mains sèches, des doigts qui tremblent. Je n’aime pas le noir.
Mais j’aime bien ranger ma voiture à côté d’un arbre, et m’asseoir à côté d’une plante verte. Même dans ma cuisine, à gauche de ma place, j’ai mis un lierre en pot.
Sans répondre au parlophone, Hélène m’a ouvert, parce qu’elle n’attend que moi. C’est ce que je me suis plu à penser. « Elle n’attend que moi. » Alors qu’on ne sera jamais des amoureux.
Trois étages d’une cage d’escalier large tapissée de puzzles sous verre : le paysage d’hiver avec piège à oiseaux, de Bruegel, une église de Rio au milieu de la nuit et la grotte chinoise de la flûte de roseau. Les Chinois ont l’art de choisir un bête nom aux choses. Au fond de la grotte, il y a ce lac en parfait miroir, où ne passe aucun souffle. Je me suis promis d’y aller bien avant de savoir qu’on en fait des puzzles.
Un copain m’avait emmené dans une profondeur de la terre, avec d’autres copains, un jour, il y a longtemps. Je les avais suivis dans les boyaux menant à un lac, un tout petit lac sans lumière où tombait toutes les sept secondes une goutte d’eau lourde. On appelle ce lieu « le creux qui broie », mais personne ne meurt. L’eau coule. Toutes les sept secondes. C’est là que le copain m’avait parlé de la grotte de la flûte de roseau. J’avais vingt ans et je rêvais de partir.
– Bonjour Hélène.
– Bonjour Basile, ça ne va pas ?
– Je devais te voir.
Chez elle, je m’assois toujours à gauche de la télévision, puis on boit du thé aux choses bizarres que je n’aimerais nulle part ailleurs.
J’ai regardé la couleur du thé. Avec le lait que versait Hélène, il avait la même couleur que le tableau de Bruegel, ciel trouble et neige terne. Ensuite, j’ai respiré comme une petite odeur de sève et de cannelle qui me rappelait un réveillon, pas le dernier, je déprimais, je n’ai rien fêté, mais un Noël d’enfance. J’ai goûté, mâché deux gorgées brûlantes comme on boirait aux arbres.
– C’est toi qui as collé les puzzles dans la cage d’escalier ?
– Oui.
– Pourquoi tu fais ça avec Bruegel ? Des photos, bon, mais pas lui. Tu sais, la grotte de Chine, je la connais. C’est un miroir parfait, hein ? Ils ont mis des lumières de bal, c’est joli.
– Qu’est-ce qui t’arrive ?
– Rien. C’est bon.
– Tu pleures ?
J’ai bu une troisième gorgée plus franche, en fermant les yeux, mais ça roulait de mes paupières, on n’y peut rien. Elle a compris, elle comprend quand je ne peux rien, alors elle s’approche doucement sans faire de bruit et elle prend mes joues comme un calice ou un verre de vin de messe, et elle me regarde par en bas, afin que je sache que je ne suis pas aussi petit et fragile que je le pense. Chaque fois, elle trouve les mots qui rassurent. Parce que ce n’est jamais vraiment grave, je le sais, je veux juste l’entendre. Jamais.
Sauf ce matin. Là, je n’ai fait cadeau à Hélène d’aucune peine futile qu’on répare en deux phrases.
– C’est encore à cause d’Ana ?
– Mais non !
Cette garce ! Non ! Je m’étais donné une saison pour ne plus lui servir la moindre larme. Et voilà, c’était juste avant les fêtes, et le printemps pousse.
– J’ai vu le docteur, à cause de mes vertiges.
Hélène a frémi. Prête à m’écouter, elle a penché lentement la tête.
– Il m’a dit « Monsieur Hière, vous allez perdre les sens ».
– Comment ça ?
– Perdre les sens, un par un ou tous ensemble, il ne sait pas.
– C’est impossible.
– C’est ce que j’ai pensé aussi, mais il m’a dit non, c’est rare, pas impossible. Je vais devenir aveugle et sourd, privé du goût et de l’odorat. Il n’a rien pu me dire de plus, sauf que je dois me préparer.
– Te préparer ?
D’un coup, les yeux d’Hélène ont perdu leur ancrage.
– Te préparer comment ?
– Je ne sais pas. Comment on peut se préparer à devenir un œuf ? Comment ? Nom de Dieu ! Un œuf, Hélène, une outre, un rat-taupe !
– Misère.
– Oui.
C’est vrai que je n’ai pas réclamé de détails auprès du médecin. C’est sans remède ? Oui, Monsieur. J’ai payé, j’ai dit merci.
Hélène m’a dévisagé comme si j’étais déjà un œuf ou une outre, comme si elle ne pouvait plus rien, comme si ses mots et ses mains perdaient vie. Il se trouve qu’Hélène est une mère poule. Pour peu que je tremble, elle se lève, si j’éternue elle offre son écharpe avec une goutte de muguet. Ah ! bon sang, le muguet, quel bête parfum, ce que je peux l’aimer !
– Pleure pas, dit-elle.
– Comment je vais me préparer ?
– Je ne sais pas. Tu passes quand tu veux, d’accord ?
Elle a ressenti l’horreur de son impuissance et s’est promis de réfléchir, alors j’ai ressenti l’horreur de l’impuissance des autres.
– Il te restera des choses à vivre.
– Quoi ? Qu’est-ce qu’il me restera ? Qu’est-ce qu’il reste quand on respire de l’air sans parfum et qu’on ne voit plus l’oiseau qui chante, et qu’on n’entend pas d’ailleurs, il ne reste rien, bordel, tu comprends ?
Elle a frotté sa longue jupe comme pour la défroisser, ensuite elle a ajusté ses cheveux, mangé la petite peau à gauche de l’ongle, et le petit peu de sucre au fond de la tasse, avant de soulever les épaules en disant d’une voix triste :
– Ce serait peut-être bien de faire une liste, non ? Avec tout ce que tu pourras encore faire. J’ai proposé la même chose à mes grands-parents, et ils ont trouvé ça chouette.
– Je n’ai pas la tête à faire une liste.
On est resté dans le silence, à chercher les réponses qui n’existent pas. Pourquoi moi ? Un hasard. Toi, ça va ? Ça va.
– Je vais rentrer.
On s’est excusés, moi d’apporter de la peine, elle de ne rien en faire. Se saluant, on a eu l’impression de se perdre. D’ailleurs, lorsque j’ai refermé la porte, je me suis demandé qui d’autre je pourrais appeler maintenant, et je savais aussi qu’elle appelait déjà quelqu’un, pour entendre qu’elle ne pouvait rien de mieux en effet que laisser sa porte ouverte et prendre les joues du malheureux que je suis dans ses mains pauvres.
Je suis rentré sans réconfort et je me suis assis à la table de la cuisine face à un bloc de feuilles. J’ai écrit « liste », puis rien. Et j’ai laissé la feuille blanche là, au milieu de la table, pour qu’Hélène voie bien, le jour où elle viendra, qu’elle a parfois des idées monstrueuses.

2 réflexions sur « Les sept meurtrières du visage – Luc Baba »

  1. Ping : À vos agendas ! | Éditions Luce Wilquin

  2. Ping : Rencontrer nos auteurs en octobre-novembre | Éditions Luce Wilquin

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *