Le jour du tiramisù – Sarah Berti

Le début
E lle n’aimait pas qu’on lui dise non. Surtout pas son mari, Michel, ce grand dadais qui n’avait même plus un poil sur la tête depuis ses soixante ans. Liliane Hétricourt avait l’habitude d’obtenir tout ce qu’elle désirait, que cela plaise ou non à son entourage. En l’occurrence, sa dernière fantaisie finirait bien par trouver écho chez Michel, même si pour l’instant il évitait soigneusement de croiser son regard tandis qu’elle s’activait à déambuler dans la Taverne du Moulin.
Elle, au contraire, ne se privait pas pour l’observer, courbé derrière le comptoir, à essuyer les verres, les soulevant dans la lumière pour mieux apprécier la minutie de son travail. Michel était un homme ennuyeux, voilà ce qu’elle pensait lorsqu’elle le regardait à son poste. Et maintenant, il s’était mis en tête de lui refuser la seule chose qui lui tenait à cœur ! Quand il avait hésité pour la rhinoplastie, le botox ou l’opération des paupières, elle avait pleuré deux heures, et il avait cédé, proprement, comme tout bon mari se devait de le faire. Pour les liposuccions, cela avait demandé deux jours. Et là, il tenait depuis une semaine, le bougre, à dire non, non et toujours non.
Boudeuse, elle feignait l’indifférence, ondulait entre les tables, se penchait généreusement devant chaque client, tout sourire et invite muette, avant de lorgner vers son mari qui feignait d’être absorbé par sa vaisselle. Leur petit jeu était bien rôdé, perfectionné par des années de pratique, et jusqu’ici, Liliane était toujours parvenue à ses fins. Elle aurait donc ses nouveaux seins, elle n’en doutait pas, un bonnet E au minimum, comme sur la photo qu’elle avait découpée dans le magazine.
Après tout, c’était elle qui faisait tourner la boutique, quinze heures par jour dans cette Taverne, à écouter les clients pleurnicher sur leur malheureuse vie sans rêves. Elle qui préparait les fameuses tartines au fromage, spécialité de la maison. Elle encore qui décorait les lieux, avec des guirlandes de crépon, des citrouilles pour Halloween et des œufs multicolores à Pâques. Alors, il lui devait bien ça, son Michel, une petite opération pour lui redonner le sourire et lui offrir sa chance. Elle le méritait bien, après toute une vie de labeur. Rageusement, elle s’avança vers le comptoir où Michel préparait deux cafés pour un couple de marcheurs ayant interrompu sa balade à cause de la pluie glacée de ce mois de mai retors. Il les servit sans un mot, comme indifférent à tout ce drame, et Liliane s’en sentit d’autant plus meurtrie, elle qui ne souhaitait qu’une chose, une petite part de gloire et de célébrité. Ce n’était tout de même pas trop demander, non ?
Un groupe de scouts entra dans un éclat de rire et, d’une bousculade, s’affala sur les bancs près de la porte, avant de commander de la bière. Liliane adorait voir de la jeunesse dans son établissement, cela lui rappelait ses années heureuses. Toute joyeuse, elle s’attarda à leur table, plaisanta avec eux et leur servit de grands bols de cacahuètes pour accompagner leur Leffe. Elle savait qu’elle aurait dû vérifier leur âge, à ces gamins, avant de leur servir de la bière forte, mais ils étaient jeunes, ils pouvaient bien s’amuser un peu. D’un regard, elle s’aperçut que monsieur Timmermans avait presque terminé son gin tonic, dans la salle du fond. Elle se dépêcha d’aller en resservir un, monsieur Timmermans ne détestant rien autant qu’un verre vide. Quand elle s’avança vers lui en ondulant, elle espérait qu’il lèverait la tête, qu’il lui parlerait, juste assez pour pouvoir s’attabler avec lui et faire réagir Michel. Mais monsieur Timmermans n’était pas le soupirant idéal. Depuis que sa femme l’avait quitté pour le boucher d’Hennuyères, il traînait ses guêtres de bistrot en bistrot, sans autre compagnie que celle silencieuse du gin tonic. Il avait sa place attitrée, près de la fenêtre donnant sur la Senne, à l’arrière, dans la petite salle presque toujours vide, boudée par les touristes qui s’agglutinaient plutôt autour du comptoir et de la douce chaleur du poêle.
Mais aujourd’hui, monsieur Timmermans avait envie de parler, tout surpris de ce qu’il venait de découvrir. Il leva les yeux vers Liliane, cligna de ses paupières alourdies, leva la main, l’abaissa, secoua son gin et dit lentement, en détachant les syllabes :
– Il ne fait pas chaud pour se baigner, ça non.
– Vous avez froid, Monsieur Timmermans ? Vous voulez que je monte un peu le chauffage ?
Elle regarda autour d’elle, appréhendant tout à coup l’humidité ambiante, ce courant d’air glacial qui balayait toujours cette pièce mal isolée au-dessus de la rivière. L’avarice de Michel allait encore leur faire perdre un bon client. Mais monsieur Timmermans secoua la tête et marmonna entre ses dents.
– Non, non, je n’ai pas froid. C’est juste que je me disais… tout de même, en voilà une drôle d’idée de se baigner par ce temps !
– Là, vous avez raison, on est bien mieux ici, tous les deux, autour d’un bon verre, n’est-ce pas ? Vous allez rester dîner avec nous, non ? Qu’est-ce que je vous prépare ? Des lasagnes ?
Monsieur Timmermans n’avait pas faim. Il sirotait son gin tonic et ça lui suffisait, cette chaleur amère dans le gosier, ce voile sur le monde, comme un brouillard épais. Il se demanda s’il avait rêvé, si l’alcool lui donnait des hallucinations. Alors, il attrapa le bras de Liliane avant qu’elle se lève pour préparer ses lasagnes et il lui montra l’objet de sa réflexion, par la fenêtre embuée. Elle hurla.
Michel accourut, le torchon à la main, et lui aussi regarda par la fenêtre. Un corps accroché à la roue du Moulin dansait dans la Senne, un corps comme un pantin, inerte sous la pluie battante. Tremblant, il sortit son portable pour appeler les secours tandis que Liliane s’affalait sur une banquette, pâle comme un linge, et que monsieur Timmermans, tout content d’avoir toujours tous ses esprits, terminait son gin tonic en répétant :
– Ah ça non, ce n’est pas un temps pour se baigner !

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