Fragments d’un fait d’hier – Luc-Michel Fouassier

Le début
Seize mai 1937. Dimanche de Pentecôte. Une belle fin de journée ensoleillée. Une jeune femme, pressée, descend d’un autobus et s’engouffre dans les escaliers de la station de métro Porte de Charenton, terminus de la ligne 8. Elle porte une toilette assez voyante : tailleur vert, collier vert, boucles vertes, chaussures vertes à hauts talons. Sous une capeline de paille blanche, ses cheveux sont d’un blond qui tire au roux presque flamboyant. Elle se hâte dans les couloirs, fait poinçonner son billet et pénètre dans la rame 382 qui, venant de la voie de garage, doit prendre le départ à 18h27. Elle est montée dans le wagon du milieu, celui des premières classes. La rame va démarrer. Laetitia Toureaux a moins d’une minute à vivre.

J’ai longtemps eu ancré en moi le désir de vivre au bord de l’eau. Le besoin peut-être de sentir que rien n’était figé, que tout pouvait changer comme le miroitement sans cesse renouvelé de l’élément liquide. Un océan, un fleuve, une simple rivière, qu’importait, tout pouvait convenir pourvu que je ne me sentisse pas pris au piège, englué dans cette terre collante depuis mes premiers pas d’enfant.
Je passai toute la première partie de ma vie dans un lotissement sur les hauteurs de Champigny, coincé entre les cités du Bois l’Abbé et des Mordacs, quartiers renfrognés n’ayant pas l’honneur d’être courtisés par les méandres de la Marne contrairement à d’autres, plus souriants et proches du centre-ville. Mes parents tiraient une grande fierté de leur propriété, un pavillon construit en 1970 – crépi blanc et cheminée fumante – entouré d’un jardin coursive où un cerisier tordu figurait un misérable mât de misaine. Tous les mois, ils remboursaient scrupuleusement leur emprunt comme s’ils s’acquittaient d’un billet de cabine pour la croisière de leur vie. Je n’ai jamais véritablement embarqué avec eux. Peut-être l’angoisse de finir en cale sèche. Cette maison ne m’inspirait pas. De la dunette de ma chambre, l’horizon restait désespérément bouché.
Rien à voir avec la maison de ma grand-mère qui, je l’avais toujours ressenti, possédait une âme. Elle portait d’ailleurs un nom délicieusement désuet et bucolique. Le saule rieur. C’était peint en lettres vertes sur un panneau de bois apposé au-dessus de la porte d’entrée. Elle était construite sur une île. L’île Fanac, à Joinville-le-Pont. Nous y passions, mes parents et moi, un dimanche sur trois. Nous arrivions pour déjeuner et rentrions en fin d’après-midi, après le goûter, ma grand-mère Louise ne nous laissant repartir qu’une fois la tarte Tatin liquidée. Je quittais la table aussitôt mon dessert avalé pour aller me promener sur l’île. Une trentaine de maisons se partageaient les lieux. Alternance de grosses demeures en pierres meulières et de cabanons d’été. Un chemin faisait le tour de l’île sur une longueur d’environ cinq cents mètres. Quelques allées transversales complétaient le tout. C’était suffisant pour m’offrir un magnifique terrain de jeu et inquiéter ma mère qui me prodiguait invariablement le même conseil, surtout ne t’approche pas trop de l’eau. Elle était loin d’imaginer, la pauvre, à quel point c’était justement cette eau qui m’attirait, me fascinait, se trouvait être l’objet de toute mon attention. En ce temps-là, la Marne s’était déjà drapée de sa livrée verte et pâteuse. Ma grand-mère affirmait que, dans sa jeunesse, elle était claire et limpide, qu’on venait depuis Paris pour s’y baigner. Je n’osais lui avouer que cette transparence m’aurait privé du plaisir intense de lancer dedans, comme on se débarrasse de pensées trop encombrantes, toutes sortes d’objets trouvés au hasard de mes balades, cailloux, capsules de bouteille, morceaux de bois, que je regardais disparaître engloutis par cette grosse langue paresseuse et verte.
Je ne savais pas encore que je deviendrais un jour propriétaire sur l’île, apposant une plaque métallique au-dessus de la porte d’entrée de la maison que je viendrais d’acquérir, à l’emplacement exact de l’ancien panneau en bois vermoulu. Avec les mêmes lettres tracées à la peinture bleue dessus. Le saule rieur.

2 réflexions sur « Fragments d’un fait d’hier – Luc-Michel Fouassier »

  1. MOREAU

    « Fragments d’un faits d’hier », c’est d’abord une rencontre avec un auteur lors du salon du livre de Bruxelles. C’est la (re)découverte d’un Paris oublié; c’est une énigme qui captive, c’est une histoire bien écrite que l’on vit en 3D.

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