Cœurs d’assaut – Véronique Emmenegger

Le début
Elle craint de ne jamais le revoir.
Au huitième mois, Angela ressent les premières contractions. Les douleurs augmentent jusqu’à se frotter à l’intenable, son ventre est dur comme un comptoir en zinc et quand elle perd les eaux, plus aucun doute, elle enfourche son vélo de postier et grimpe à l’hôpital.
Il y a des jours pour chercher du boulot, d’autres pour flâner dans les rues. Et des jours pour accoucher.
Sur la selle de cuir, les eaux continuent de couler. Il fait beau, c’est la fin de l’après-midi, en ce printemps bégayant les primevères jouent du chapeau, leurs lunes pastelles percent les mystères telluriques de l’enfan­tement. Dilatement. Boules de feu cachées dans les arbres, les oiseaux jouent les divas portatives et leurs becs d’agate cliquettent dans le feuillage. Plus vite. À chaque bosse son ventre souffre et lorsqu’elle passe au feu rouge, un type l’insulte en la traitant de vache à roulettes.
D’autres gens lui sourient tandis que la tête de l’enfant appuie avec l’insistance d’un vendeur d’encyclopédies. Par bonheur la maternité se profile, son vélo elle le jette dans les fourrés et se précipite. Un jeune infirmier la prend sous son aile et l’embarque, la dépose délicatement sur un lit étroit, les collègues arrivent, déjà le crâne se pointe, petits poils brun clair clairsemés, un gros kiwi.
L’enfant naît, illusion faite chair comme par magie. Angela se frotte les yeux et reconnaît sur ses mains l’odeur de la ferraille des freins du vélo. L’accoucheur, un type de deux mètres, lui balance son fils par les pieds, sous son nez. Il lui colle une fessée, et le nourrisson hurle.
– Regardez-moi cette crevette !
Il est si petit qu’il tiendrait facilement dans son panier à vélo. Angela a encore sa veste et demande à le prendre dans ses bras, lui, cet invité. Déjà il cherche un sein.
– C’est un vrai mec, déjà intéressé par les nichons…
Il se lave les mains à grand bruit. Le bébé ne sursaute même pas, trop occupé à essayer d’attein­dre l’Everest, le point culminant de sa mère.
– C’est normal qu’il soit si petit ? s’inquiète-t-elle.
– Quarante centimètres pour deux kilos, ça lui appren­dra de sortir avant d’avoir été sifflé. Regardez-moi cette teigne. C’est le genre de morveux qui s’accroche. Ça, c’est du microbe télescopique qui se dépliera très vite. Avec un peu de chance, il sera beau et grand comme moi. Essayez seulement de l’étouffer sous un oreiller, et vous le verrez encore mordre les plumes avec ses gencives de mérou. Une teigne, je vous dis…
L’enfant a trouvé un téton sur sa route et gobe le marshmallow brun. Le liquide rappelle dans sa consistance épaisse un vinaigre balsamique qui aurait été blanchi.
– Bon, je vous laisse.
La mère caresse sa peau, le renifle, il sent le latex, il sent ses entrailles ferrugineuses. Comme sa petite paire de couilles est mignonne ! Minuscules grelots de velours chiffonnés qu’elle embrasse afin de lui porter bonheur.

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