Accident de personne – Anne-Frédérique Rochat

Le début

Ça défile, ça défile. Inexorablement, ça défile. Il n’y a rien à faire, rien à retenir. Ça défile. Derrière la vitre, ou peut-être est-ce devant, les arbres courent, et le ciel les suit. Immobile et gris. Si seulement mes pensées pouvaient suivre le flux, avancer, défiler, courir, rouler, et ne plus tourner en rond. Si seulement…
Je voudrais avoir les idées claires.
Je voudrais avoir des idées tout simplement et cesser de broyer du noir. Je suis à sec, « désinspirée ». Le monde est plat. Mes mains sont vides. Mes yeux ne voient plus l’intérieur des choses, ils ne voient plus à travers. Où est passé le jaune qu’il y avait dans le vert ? Je n’arrive plus à peindre. Et toutes les couleurs qui sublimaient le gris ? Plus envie. Pour quoi faire ? Et puis que faire ? Des arbres, encore et toujours. Des hommes, des femmes, pareils à eux-mêmes. Des carcasses. J’ai perdu ma sensibilité artistique, j’ai perdu mes antennes. Voilà ce que je tourne en boucle dans ma tête depuis le début du voyage.
Ça fait sept mois et trois semaines que je n’ai plus touché une toile, c’était un dimanche.
Et voilà que le hasard me conduit dans la ville où j’ai passé mon enfance. Je ne suis pas sûre d’avoir eu raison de répondre à cette annonce. Madame Agathe cherchait une gentille dame pour garder son vieux chat durant les trois semaines où elle serait en Turquie, et madame Agathe vit à quelques pas du bistrot que tenaient mes parents à l’époque, à quelques pas de mon ancienne maison. Au téléphone, elle m’a dit qu’elle se souvenait de notre famille, de la « triste histoire », oui, elle se souvenait de moi, de vue, de loin, une petite fille charmante et réservée… C’est pour ça qu’elle a décidé de me confier la place, son appartement et son animal de compagnie, elle a tout de suite eu confiance en l’image qu’elle gardait de moi. L’annonce était jolie, j’aime bien le nom Agathe, c’est familial, j’aime bien les chats aussi, et puis surtout j’avais besoin, vraiment besoin de changer d’air. Voilà des vacances inattendues qui mettront un peu de beurre dans mes épinards !

« Quel drôle d’été, entend-on partout, c’est tout de même bizarre, on se croirait au mois de novembre. » Depuis toujours il y a des gens pour dire qu’il n’y a plus de saison, mais cette année, ils semblent bien avoir raison.
En face de moi, appuyé contre la fenêtre, un homme s’est endormi. Il commence à ronfler. D’abord, c’est juste une respiration sonore, et puis ça s’agrandit, ça gonfle, il ronfle. Clairement et nettement.
À côté de moi, une femme porte un enfant dans les bras, ils sentent bon, elle et lui : une odeur de crème et d’amande douce. La mère profite du sommeil du monsieur d’en face pour ouvrir sa blouse, libérer son sein et allaiter son petit. Elle ajuste son châle pour donner un peu d’intimité à son enfant. Je l’entends déglutir avec plaisir.
Qu’est-ce que ça mange un chat, à part des souris ?
Je réalise qu’en fait je n’ai jamais eu de chat. Je ne sais absolument pas comment, ni combien de fois par jour, ça boulotte, un matou.
Pas d’angoisses inutiles, madame Agathe m’expliquera tout ça.
Je frotte mes mains l’une contre l’autre. Je les regarde. Emballées, emmaillotées, gantées.
Aujourd’hui j’ai mis les verts pour me donner du courage. Du jaune et du bleu. J’ai des gants noirs, rouges, verts, roses, blancs, violets et bleus. Sept paires.
Je commence à en avoir marre d’être assise. Ça fait bientôt une heure. Encore une vingtaine de minutes.
Le monsieur d’en face vient de se réveiller lui-même avec un ronflement plus sonore que les autres. Il se racle la gorge, il renifle. Le petit ne fait plus aucun bruit, il a dû s’endormir, pendu au sein de sa mère, protégé par le grand châle pourpre et brun, caché.
J’ai faim. J’ai oublié de manger ce matin. J’ai faim. Il doit être bientôt midi. Si je pouvais avoir moi aussi un sein rempli de lait sous la main, dans la bouche, ce serait bien. Je regarde dans mon sac. Pas même un bonbon ou un chewing-gum.

Le train est arrêté depuis un peu plus de dix minutes. Immobile. Hors gare, au bord de nulle part.
– C’est emmerdant ça, dit le monsieur d’en face en se grattant la joue. À quelques kilomètres de mon arrêt !
– S’il vous plaît, pas de gros mots devant le petit, mur­­mure la femme à l’enfant.
– Qu’est-ce que ça peut lui foutre, il dort !
– Charmant, vraiment. Vous n’avez qu’à demander à descendre et faire le reste à pied, ça ne vous fera pas de mal.
J’adore les transports en commun, ça apprend à mieux connaître la nature humaine. C’est très enrichissant.
Le monsieur ne répond pas à la femme, il se contente de se lever en marmonnant et quitte notre compartiment. La mère voudrait me prendre à partie, elle voudrait qu’on critique ensemble ce monsieur si désagréable qui vient de partir, mais je ne me sens pas d’humeur. Je regarde par la fenêtre.
Une voix lisse et mécanique annonce que le train aura plus d’une heure de retard pour cause d’accident de personne. Ils nous prient de les en excuser. Par chance, je suis partie de chez moi très en avance, impatiente de quitter mon appartement et son silence étriqué. Accident de personne. Ses mots résonnent dans ma tête et font un nœud dans ma gorge, puis dans mon estomac. Accident de personne. Quelqu’un vient de se jeter sur la voie, sur notre chemin, sur mon parcours, là où je vais, là où on va, quelqu’un vient d’en finir une bonne fois.

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