Le début
A u moment où m’est apparu évident qu’il fallait s’éloigner, mettre de la distance, mon choix s’est porté sur l’Inde, pays aux dimensions démesurées, presque un continent, l’endroit idéal pour se perdre. Avec l’Inde, je nourrissais véritablement l’espoir que tout pouvait basculer. On plongeait dès la sortie de l’aéroport, tous les manuels et guides s’accordaient à le dire, dans la profusion des odeurs, des couleurs et des sons. La ville vous aspirait comme un animal tentaculaire et ne vous recrachait qu’une fois la métamorphose opérée, si tant est qu’elle vous laissât réapparaître.
Les incontournables Lonely planet et Routard affirmaient même que l’Inde n’était pas un pays mais plusieurs à la fois, qu’un voyage là-bas devait se concevoir aussi bien physiquement que psychiquement et que n’importe qui ne pouvait prétendre à cette aventure. Cela relevait de l’initiation. Tout à fait le genre de mise en garde qui me rassérénait. Je savais qu’il me fallait un choc, une remise en question de tout mon être. Cette destination, c’en était presque trop beau, semblait parfaitement convenir.
J’étais persuadé que la multitude indienne allait me sauver et me faire supporter, sinon pour toujours, du moins pour un temps le désarroi dans lequel j’étais plongé depuis plusieurs semaines. J’avais en moi ces images d’une foule toujours plus dense et enfiévrée qui, à la manière d’un liquide multicolore, se répandait sur les places, inondait les ruelles, se déversait des autobus. Dans cette exaltation humaine, je pressentais qu’on ne devait jamais se sentir seul, que la masse compacte des corps était de taille à empêcher mon esprit de se fixer sur certaines visions qui, en tournant en tous sens dans ma tête, ne cessaient de vouloir me tourmenter. Ton si beau et si terrible visage, Jana, incrusté pour toujours dans les replis de mon cerveau.
Un collègue qui s’était rendu en Inde à plusieurs reprises m’avait conseillé une agence de voyages, rue de Rennes. Il m’avait assuré que l’on me ferait une réduction si je me recommandais de lui. Il avait vécu en Inde des expériences qu’il qualifiait d’oublis extatiques. Je subodorais, vu le type de bonhomme, que ces fameuses expériences avaient dû se réaliser sous l’emprise de quelque drogue. Mais la formulation du mot oubli suffisait à me convaincre que je faisais le bon choix. Il n’y aurait pas besoin de drogue. J’étais prédisposé, je le sentais au fond de moi, à m’abandonner, à me laisser envahir par le flux sonore et visuel de ce pays jusqu’à saturer mon cerveau afin de ne plus laisser la moindre place pour autre chose.
C’est l’esprit tranquillisé par la perspective d’un apaisement futur que j’ai donc décidé de passer à l’agence conseillée. Mon voyage allait commencer par un long périple en métro. Habitant dans l’est de la capitale, il me fallait pas moins de deux changements et une vingtaine de stations pour me retrouver rue de Rennes. Je me disais que ce long trajet préfigurait les pérégrinations et les difficultés quotidiennes que j’allais inévitablement rencontrer sur le sous-continent – cette dénomination ne me choquait pas, étant moi-même devenu un sous-homme – et auxquelles j’aspirais en quelque sorte. Commencer cette aventure par une manière d’épreuve me semblait logique au plus haut point.
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