Claudine Houriet – Une aïeule libertine

Le début

Elle n’a pas le droit. Qu’a-t-elle à fouiller dans les recoins? Qu’a-t-elle deviné? Elle n’est rien pour moi. Une petite-nièce sans importance. Que cherche-t-elle? Je l’ai souvent aperçue rôdant dans la vieille maison. Traînant dans les couloirs, s’arrêtant, rêveuse, devant les faux marbres écaillés des murs. On lui a sûrement raconté mon histoire. On est toujours friand des frasques de ses ancêtres. Là, elle est servie. J’ai laissé des traces. Mais tout passe, les décennies se suivent, les siècles basculent. Est-il possible que quelqu’un se rappelle cette époque? Je suis née en 1886. De la préhistoire pour cette femme qui, paraît-il, est de mon sang. Quel âge a-t-elle? Quarante ans? Un peu moins peut-être? J’aurais pu la connaître. On s’est bien gardé de me la présenter. À quatre-vingts ans, j’étais toujours ignorée de la famille les rares fois où l’un de ses membres me rencontrait en ville. Cécile. La brebis galeuse. Celle qui avait mal tourné. Où lui a-t-on parlé de moi? À un enterrement, j’en suis sûre. Après les airs contrits et la cérémonie trop longue, les langues se délient autour d’un verre. Elle était aux aguets. Elle devinait, pressentait. J’étais depuis longtemps paisible. Dans le bien-être cotonneux de l’après-vie. Je pensais que plus rien ne me troublerait. Des émotions, j’en avais eu tout mon saoul. Le calme, l’oubli, voilà ce que je demandais. Plus de trente années de paix. Je me croyais débarrassée du passé. Et il a suffi de cette curieuse pour gâcher ma tranquillité.
Elle est debout sur le porche, pensive. Qu’elle s’obstine à chercher dans la maison! Ce qui est de l’autre côté de la route m’appartient. Elle est têtue, rien ne l’arrêtera. Elle longe le mur hideux construit lors de l’élargissement de la grand-rue, qui a eu pour conséquence d’étrécir le jardin. L’orgueilleux entrelacs de fer forgé d’autrefois. La haute grille s’ouvrant sur l’allée circulaire, la verdure lustrée des ifs, les lilas, les fougères, les bassins sous leur fausse rocaille. Les petites tables, les chaises longues, la bonne et son plateau de rafraîchissements. C’était avant, bien avant Andreï.
Je me rappelle un crépuscule d’été. Le crissement du gravier, les cris des garçons, le visage impassible de ma mère penchée sur un ouvrage, mon père me demandant le poème de Lamartine qu’il aime m’entendre dire. J’ai du talent. À chaque réception, à chaque fête de famille, je dois jouer du piano, chanter, réciter. Écrire des saynètes, peindre des décors, apprendre leurs rôles à mes cousins, à mes frères. Mes parents sont fiers de moi. Ils m’exhibent dans les ventes de charité, s’enorgueillissent devant leurs amis des dons de leur aînée.
– On fera quelqu’un de Cécile, ai-je entendu mon père confier à son associé, entre deux bouffées de cigare.
Pas sûr. À quatorze ans, je suis encore une enfant soumise. Plus pour longtemps. S’ils savaient ce qui se trame derrière mon front lisse de fillette bien élevée, ils seraient effrayés. Comme je le suis moi-même; le bouillonnement qui m’habite, je suis incapable de lui mettre un nom. Mais il me poussera vers quelque chose qui ne ressemblera en rien à l’univers dans lequel j’ai grandi. Une exaltation me soulève parfois, me donnant envie de danser devant les messieurs courtois, les dames engoncées dans leurs longues robes aux décolletés discrets. Je me retiens. Le temps de l’abandon n’est pas venu. Mais il s’approche, et mon cœur tressaute de frayeur et d’excitation.
Étrangement, ce sont les animaux qui m’ont fait com­­prendre combien ma famille manque de naturel. Pourquoi rit-on des cabrioles des chatons alors que les enfants, à peine d’aplomb sur leurs jambes, doivent s’appliquer à avoir bonne façon, à se tenir convenablement? Pourquoi les oblige-t-on à ressembler aux adultes? J’ai tant aimé, en cachette, m’amuser avec mes petits frères, leur permettant ce qu’on leur défendait. Les pires grimaces, les mots les plus vulgaires, les contorsions obscènes. En ma compagnie, ils ont tout osé. Ce n’est pas pour rien qu’ils m’adoraient. Et pourtant, eux aussi se sont détournés de moi. Aucun des trois ne m’a soutenue quand je me suis élevée contre l’autorité paternelle. Aucun ne m’a tendu la main lorsque ma conduite a scandalisé notre bonne société. J’avais assez d’aplomb et de caractère pour faire face en solitaire. Mais combien douce aurait été l’étreinte, même furtive, de ceux dont j’avais été la grande sœur aimée. Volatilisés, mes adorables chenapans. Disparue, la complicité de jadis, celle de la fratrie indivisible. Les frères grandis, tous coulés dans le moule de la bienséance, de l’honorabilité. Flanqués d’épouses aux lèvres pincées et aux flancs prospères. Conscients de leur niveau social, de l’exemple à donner, obligés de faire honneur à la famille estimée dont ils étaient issus.
Même ici, dans cette immensité où plus rien ne devrait m’émouvoir, j’en ai le cœur qui se brise. Pourquoi cette insensée a-t-elle rouvert le dossier du passé? De quel droit me trouble-t-elle?

Une réflexion sur « Claudine Houriet – Une aïeule libertine »

  1. Bricourt Anne-Francoise

    Quand une jeune fille en mal d’amour se met à fouiller l’existence d’une aïeule artiste extravagante on peut s’attendre à tout.

    Tour à tour Cécile, l’aïeule et Sandra, la petite-nièce content la vie de Cécile, au fur et à mesure que le récit se construit, la vie de Sandra s’en trouve chamboulée.

    Une riche histoire familiale, une invitation à se réaliser, à vivre sans concession, un hymne à l’art et à l’amour.

    Un roman qui fascine, dessinant les forces et les fragilités qui hantent chacun, l’aspect inéluctable de toute existence.

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