Le silence de Belle-Île – Laurence Bertels

Le début
Là, sur la grève, entre chien et loup, à l’aube de l’hiver. C’est là qu’il aimait se promener, s’arrêter, frissonner, repartir ensuite. Fouler ce chemin qui n’en était plus un, heurter un caillou, respirer l’air sapide, errer au gré du vent vivifiant de la Côte Sauvage. Puis, regarder la mer se fracasser sur les rochers, se retirer pour mieux revenir dominer cette lande de terre échancrée qui s’offrait à ses assauts.
Cette côte inhospitalière, cette succession de falaises déchiquetées, cette alternance de grottes, de crevasses et d’anses de sable avaient bercé son enfance. Comme le chant du pipit maritime. Tellement plus doux que la voix rauque de la mouette qui se posa là, à l’instant, quelques mètres plus bas. Il l’observa pour se détourner de sa peine. Il était fasciné par la grâce de ses mouvements. D’apparence dodue, elle s’affinait en allongeant le cou, plongeait le bec dans une flaque d’eau, recommençait l’opération à plusieurs reprises, imperturbable. Puis elle redressa la tête, gonfla le thorax, lui tourna le dos et traversa la crique en se dandinant. Avant de rebrousser chemin pour attraper une proie indéfinissable de là-haut, trop grande pour elle. Elle s’acharna, picora à nouveau, se lassa, s’approcha de l’eau, déploya ses ailes et, majestueuse, rasa les flots avant de prendre son envol et de l’abandonner. Il le regretta. Il aurait voulu l’admirer pendant des heures.
Il poursuivit sa promenade et prit le temps de s’imprégner de chaque parfum, nuage et souffle de vent.
Dès qu’il le pouvait, Cédric revenait en Bretagne, chez son grand-père, dans cette bâtisse qui surplombait la mer, à la croisée des plages. Lui, l’insomniaque, dormait alors comme un enfant dans cette chambre remplie de souvenirs, dans ce lit d’antan en chêne massif comme le reste du mobilier.
Il avait eu raison de revenir. Le temps de son aïeul était compté. Il avait maigri ces derniers mois et laissé la vieillesse marbrer son visage, mais il gardait toujours une petite flamme au fond de l’œil. Chaque fois que Cédric venait s’installer quelques jours à Saint-Pierre, Jacques Le Garrec lui annonçait qu’il ne tarderait pas à mourir. Cédric s’était habitué à cet accueil et n’y prêtait plus guère attention. Mais ce matin, son grand-père ne s’était pas levé. Clarisse était allée frapper à la porte de sa chambre et n’avait pas obtenu de réponse. En vingt ans de service, ce n’était jamais arrivé. Elle avait hésité quelques secondes, puis était entrée. Jacques Le Garrec dormait toujours. Son pouls battait encore. Elle s’en était assurée, mais avait regardé Cédric avec inquiétude, les sourcils froncés. Cette expression accentuait ses premières rides.
Il l’avait rassurée, avait pris seul son petit-déjeuner et lu le journal dans l’attente d’un signe de vie.
À onze heures, le vieil homme dormait encore. Encouragée par Cédric, Clarisse l’avait réveillé. Ils étaient tous deux taraudés par la même angoisse.
Son grand-père avait à peine mangé, juste un morceau de cake trempé dans sa tasse d’Earl Grey, seul thé qui trouvait grâce à ses yeux depuis que le café lui était interdit. Après ce repas frugal, les deux hommes s’étaient assis côte à côte, comme ils aimaient le faire, Jacques dans son rocking-chair, Cédric dans un petit fauteuil Napoléon III. Ils avaient regardé la mer à travers les vitres mordues par le sel et s’étaient perdus dans ce gris qui n’appartenait qu’à elle. Puis, son grand-père avait rompu le silence : « Dans la bibliothèque de mon bureau, dissimulé derrière une rangée de livres, sur la troisième étagère en partant du plancher, tu trouveras un petit coffre en bois cerclé de cuivre. Il contient les cendres de ta grand-mère. J’ai toujours voulu les garder près de moi. Après ma mort, je voudrais que tu les disperses avec les miennes à Carnac, aux alignements du Ménec. »
Cédric pensa répondre qu’il n’y avait pas d’urgence, mais à quoi bon mentir ? L’heure venait, il le savait. Il lui promit d’exaucer son vœu. Ils s’étaient peu parlé, et la journée s’était déroulée au ralenti, entre rêverie et somnolence, loin du bruit du monde.

Vers dix-sept heures, Cédric enfila son imperméable et ses bottes en caoutchouc pour rejoindre au plus vite cette grève qu’il aimait tant. Les premiers pas lui coûtaient, mais après quelques enjambées, son esprit se libérait. Dans la lande déserte, les graminées ployaient sous le vent. Les vagues se jetaient sur les rochers. La mer, comme toujours en cette saison, était agitée. Ces infinies variations le fascinaient. Sa Bretagne rugueuse le régénérait contrairement aux eaux dormantes d’Annecy. Sa place n’était pas au pied des montagnes mais au bord de l’océan. Il en était là de ses pensées lorsqu’il manqua tomber, effrayé par le chien de berger qui courut vers lui, à toute allure.
« Rocky, au pied ! », cria son maître.
Cédric mit quelques secondes avant de reconnaître le commissaire, dont l’embonpoint se repérait de loin. Il était emmitouflé dans son caban de drap marin.
« Vous voici de retour parmi nous ! Quelle bonne nouvelle ! C’est le grand-père qui sera content. Comment se porte-t-il ?, demanda Armel Roussel avec un certain détachement.
– Pas brillant.
– Que se passe-t-il ?
– Il s’est levé tard. Il mange peu et parle lentement.
– Je vois. Ça lui fait combien, maintenant ?
– Quatre-vingt-trois.
– C’est ce que je pensais. Je l’ai trouvé plus faible la dernière fois que je l’ai vu, c’est vrai. Fatigué, sans doute… Je passerai le saluer.
– Merci, commissaire. Ne tardez pas.
– Entendu, je viendrai demain.
– Il sera heureux de vous voir…
– Moi aussi. À demain, Cédric. Allez, Rocky, on rentre à la maison et ne t’avise plus de surprendre mes amis ! », dit Roussel au chien avant de faire demi-tour.

À l’approche du soir, un halo subsistait au loin, comme souvent après la pluie. Un regain d’espoir. Au large, un bateau de pêche. Il ne rentrerait pas avant quelques heures, ses cageots chargés de cabillauds, de soles, de lottes ou de loups de mer. Le choix ne manquait pas. Petit, Cédric avait eu l’occasion d’accompagner des pêcheurs au large. Ils étaient partis dès l’aube, à jeun. Il n’avait pas fallu longtemps pour que la houle et l’odeur de mazout lui retournent l’estomac. Il avait senti venir l’inéluctable et s’était approché du bord, en transpiration. Les pêcheurs s’étaient moqués de lui. Il n’était pas d’humeur à rire. Il se serait jeté à l’eau pour rejoindre la terre à la nage s’il avait pu. Il se sentait humilié. Il venait de comprendre qu’il n’aurait jamais le pied marin.
Le ciel se dégageait. À l’horizon se dessinait un coucher de soleil dont la Bretagne a le secret. Cédric humait les odeurs de son enfance et ce parfum boisé qui émane de la terre par temps humide. La nuit n’allait pas tarder. Le silence l’oppressa. Puis la mouette revint sur la falaise. Était-ce bien elle ? Elles se ressemblaient toutes, mais, dans la pénombre, il crut distinguer son plumage moucheté. Elle s’envola d’un battement d’ailes effrayant. Il pressentit, à cet instant, que son grand-père venait de pousser son dernier soupir.
Il ne se décidait pas à rentrer. Il n’y avait plus d’urgence. Ses jambes se mirent à trembler. Il resta sans bouger, dans le froid, le noir, l’humidité. Pour prolonger cet entre-deux où tout reste possible. Lorsqu’il avait quitté le vieil homme, il avait perçu cette bienveillance que son grand-père avait toujours eue envers lui. Ce regard-là, de confiance et d’encouragement, ne pouvait s’éteindre.
Ses jambes tremblaient de plus belle. Jacques Le Garrec avait encore tant de choses à lui dire, mais il venait de mourir en emportant avec lui tous ses secrets.
Le portable de Cédric vibra dans la poche de son imperméable. Clarisse, sans doute. Il ne décrocha pas, le coupa et se dirigea vers la maison. Il y en avait pour une heure de marche, le temps d’apprivoiser le pire. Il désirait rester seul. Il avançait d’un bon pas, sans regarder autour de lui, emporté par ses souvenirs, à mille lieues du présent.
Lorsqu’il arriva, il enleva ses bottes, accrocha son imperméable à la patère, passa la main dans ses cheveux pour dégager la mèche qui lui tombait sur les yeux, entra à pas feutrés et retint son souffle.
Seule la petite lampe du buffet, à côté de la photo de sa grand-mère, éclairait la pièce. Le rocking-chair ne bougeait plus. La main gauche de son grand-père était ballante, la paume ouverte vers le ciel. Billie était couché à ses pieds. Il gémissait.
« Le docteur arrive », annonça Clarisse, effarée. Cédric resta impassible.
La dernière bûche se consumait. Clarisse avait fait du feu pour réchauffer le vieil homme de plus en plus frileux. Ces derniers temps, il lui arrivait souvent de lancer une flambée dès l’après-midi. Cédric se rapprocha de l’âtre pour l’alimenter. Il posa le bras sur la poutre, y enfouit la tête, puis se redressa et osa regarder la réalité en face. Son grand-père était serein, rajeuni. Il ne lui avait pas connu cet air apaisé. Il n’avait jamais vu un mort, sauf son chien, un boxer, qui avait grandi avec lui. Mais un homme, non, jamais. Il s’approcha, embrassa le front du défunt, lui ferma les yeux et prit sa main dans la sienne. Elle était tiède. Il ne voulait pas qu’on l’emmène. On l’installerait dans sa chambre. Les voisins et amis pourraient venir lui rendre hommage à la maison, qui jamais n’avait aussi bien porté son nom. Kenavo. Au revoir, en breton.

Une réflexion sur « Le silence de Belle-Île – Laurence Bertels »

  1. nathalie vanhauwaert

    Ce roman, c’est un secret bien gardé qui va changer la vie, permettre de regarder au fond de soi, faire le bilan de sa vie et oser prendre un nouveau départ.

    C’est fluide, c’est beau. Cela devient un peu plus lent dans la découverte du journal pour permettre de prendre le temps de la réflexion, d’admirer les paysages, la mer, de comprendre le mutisme de Jeanne et l’amour de Jacques. Un roman qui nous dit que nous avons toujours le choix de modifier le destin et de prendre notre vie en main.

    https://nathavh49.blogspot.be/2017/08/le-silence-de-belle-ile-laurence-bertels.html

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