Ce qu’elle ne m’a pas dit – Isabelle Bary

Le début
Les doigts crispés sur le volant, Alex pilonna le frein. Marie poussa un petit cri qu’elle estima d’emblée ridicule : il n’y avait eu aucun impact. Un homme se tenait là, droit devant eux, au milieu de cette rue tranquille caractéristique des quartiers bourgeois. Un homme nu. Entièrement nu ! Alors qu’Alex se remettait de l’effort fourni pour éviter l’obstacle en récitant silencieusement un vers de Baudelaire, Marie calmait sa tachycardie en calculant le nombre de microsecondes qui auraient transformé ce moment surréaliste en cauchemar sanglant. Jamais ils ne sauraient qui était cet homme. Ni même son âge, s’il était beau ou moche, effrayé ou amusé. Les phares n’éclairaient qu’une certitude : le genre était masculin ! Lorsqu’Alex s’apprêta à le rejoindre, l’inconnu fit volte-face, leur offrant la version pile de son bas-ventre. En quelques secondes à peine, il avait disparu. On aurait pu croire alors que rien ne s’était passé. Sauf que Marie tremblait. L’incident avait éveillé cette chose en elle. Cette chose dont elle ne parle pas et qui l’habite depuis toujours. Non, pas depuis toujours, mais c’est pareil. L’effet est le même, tétanisant. Alex savait, bien sûr. Alors, il lui a caressé la joue puis, y approchant ses lèvres à la manière d’un baiser, il lui a susurré ce qui lui venait simplement à l’esprit : Ce type, Marie, avait la fesse molle !
Le rire était sans aucun doute le plus joli trait d’union entre ces deux-là.

Marie

Je hais les trajets en voiture. En général et en particulier. Et les voitures tout court.
Les pneus avaient à peine crissé, mais en regardant le sexe flasque de ce gars, j’ai su que tout recommencerait comme il y a seize ans. Exactement de la même façon. Comme une apnée sur un coup de frein. Et j’ai vu dans le regard de mon homme que lui aussi le savait.
C’était un de ces rares moments qui n’arrive que pour vous signifier qu’il existera désormais un avant et un après.
Une succession de petites choses hors du commun me mettraient bientôt sérieusement la puce à l’oreille. Des sortes de signes.
Oui, des choses bizarres allaient se succéder ce soir-là. Et je sentais, pour l’avoir déjà vécu il y a seize ans, que ma petite vie tranquille, celle que je m’étais concoctée minutieusement, prendrait fin une nouvelle fois. Ce passé rigoureusement occulté allait me revenir en pleine figure. Mais, bien sûr, j’allais réussir à l’enterrer encore, ou pas. On verrait ça demain.
Là, j’ai préféré dévisager Alex, hilare juste pour moi. J’ai repensé à ce sexe morne et à ces fesses tristes.
Et moi aussi, j’ai ri.
Puis je lui ai chuchoté un « Je t’aime » maladroit, j’ai un peu de mal avec ces mots-là. Il s’est moqué à l’aide d’un « Moi aussi » presque inaudible. Et j’ai embrayé:
« Toi aussi quoi ?
– Moi aussi, je m’aime ! »
Il m’a embrassée et, tout en douceur, il a fait redémarrer le moteur.
Apparemment, Alex aimait les femmes handicapées des mots doux, allergiques aux voitures, fascinées par le nombre p et habitées par les fantômes. J’avais de la chance ! Et cet amour-là, intégral, libre et non périssable ne cessait de me fasciner.

Je pense qu’Alex m’a toujours aimée de cette façon, dans l’infiniment grand. Moi, j’ai plutôt fait dans l’exponentiel, une sorte d’amour infligé par ordre croissant. Je me suis souvent demandé ce que donnerait sur une balance le poids comparé de notre attachement mutuel après dix, quinze, puis vingt ans de mariage. Lequel pèserait le plus lourd ? Le problème demeure aujourd’hui sans solution. Peut-être s’agit-il davantage de symétrie que de poids, mais comment dessiner l’amour (avec ou sans règle ?), puis comment comparer les esquisses ? Soit ! Un jour d’automne, j’ai épousé Alex… et sa famille ! Jusque-là, j’avais naïvement cru pouvoir conserver un peu d’intimité et de solitude, mais chez les Fransolet, on vit tout dans l’absolu. Le mien n’avait jamais été que mathématique. Cette nouvelle réalité me donnait le vertige. C’était à la fois doux et un peu effrayant. Jeanne et Jean s’étaient créé un monde dévoré par les superlatifs. Déjà leurs enfants s’appelaient Alexandre, Marylin et Adam. Vocations imposées auxquelles ces trois-là s’empressèrent de renoncer en se faisant appeler Alex, en portant les cheveux rouges et très courts et en vouant depuis la petite enfance une vénération profonde aux pommes. Mais cela ne fit qu’appeler de nouveaux superlatifs : si leurs gamins étaient rebelles, c’était que, décidément, la vie était sublimissime ! Enfant unique élevée par une grand-mère dévouée dans un environnement feutré, j’avais pénétré sans préliminaires dans ce foyer-patchwork où toutes les personnalités se mêlaient dans des cris, des rires, des embrassades et des coups de gueule. Le tout donnait une sorte d’hybridation magique, comme un monstre à cinq têtes qui m’invita très vite à y installer la mienne. J’aimais cette nouvelle famille généreuse, bruyante et tentaculaire même si, sans le vouloir, elle reléguait la mienne (mon unique Mamysuzy) au rang de l’unicellulaire. Bactérie, levure ou champignon, j’avais le choix ! J’avais grandi dans un cocon doré, nimbé d’un silence intégral. Les Fransolet avaient jeté un pavé dans ma marre. M’étais-je, jusque-là, gourée d’absolu ?

Nous n’avions pas échangé un mot depuis qu’Alex avait repris la route. Mais ce silence-là était gonflé de connivences. Des gestes les trahissaient : cette main qu’il avait posée sur mon genou comme sur un changement de vitesse et qu’il remontait subrepticement sous ma jupe, attendant que je la repousse gentiment, instaurait un jeu de va-et-vient, un dialogue en somme. Mon portable vibra à cet instant précis où, dans une ultime tentative, les doigts d’Alex effleurèrent ma petite culotte. J’aurais pu ignorer le message, mais Nola était seule à la maison et, malgré ses presque seize ans qui revendiquaient sauvagement l’indépendance, je cultivais l’idée qu’elle pourrait encore avoir besoin de nous. C’est là que s’amorça pour de bon la série de bizarreries prévues pour la soirée. Après le coup de frein, puis cette frayeur revenue de nulle part en moi, mon téléphone me rappela en lettres capitales que nous étions le 23 du mois. J’ai beau savoir que tout cela n’a pas de sens, que, rationnellement, un nombre ne peut être méchant, 23 ne me va pas. Évidemment, mes parents sont morts d’un accident de voiture un 23 juin. Et tous les 23 juin, depuis mes trois ans, avec Mamysuzy, on allume une bougie blanche. C’est sûr, ça n’aide pas. La date est en moi, attachée comme un chromo­some. Mais là, nous sommes en mars. N’empêche, le 23 me fait l’effet d’un marécage puant dans lequel j’ai envie de me jeter. Pour donner du sens à ce paradoxe, je cherche des signes partout, sur les bordures sales des trottoirs, dans les vêtements sombres des passants, dans le hurlement d’un chien et la couleur triste du ciel. Et j’en trouve tellement que ça finit par faire un océan. Je ne veux pas les voir, ces signes, pourtant j’en cherche encore. Ils me donnent raison : 23 est pourri ! Avant je gérais parfaitement les 23, même le 23 juin. On allumait la bougie, on se recueillait, je m’efforçais de penser à ces parents sortis tout droit d’un conte de fées, gentiment édulcorés par les rares allusions de Mamysuzy, mais depuis seize ans, depuis qu’elle a cessé de respirer en me laissant cet horrible dossier bleu, j’affabule sur tous les 23. Je lui en ai tellement voulu à Mamysuzy que j’aurais pu la tuer. Mais elle était déjà morte ! Je ne deviens pas dingue pour autant, je me domine : crever noyée un 23 de n’importe quel mois dans un océan de signes me paraît un peu surréaliste, surtout pour moi, Marie Logan, diplômée en sciences et en mathématiques !
Les yeux rivés sur mon écran de téléphone, tétanisée par le nombre diabolique, je me répète en boucle : Allons Marie, ne sois pas stupide, nous sommes le 23, tout comme l’axe de la Terre est à 23°, le rythme biologique d’un homme de 23 jours. William Shakespeare est né et mort un 23 avril, et Jules César aurait été assassiné de 23 coups de couteau. Et puis quoi ?
Mon doigt a glissé sur l’icône de la messagerie. Ce n’était pas Nola, bien sûr, mais Olivier, chez qui nous allions dîner ce soir. Son SMS avait tout d’étrange, de quoi constituer un nouveau signe. J’ai conjuré cette idée en le lisant à haute voix :

Chers amis,
La famille s’est agrandie. Rifi s’est installé dans la clairière devant la maison et coule des jours heureux. Il rêve déjà de se cacher sous le trampoline ou dans un four en Teflon. Une chose est sûre, il est voué à une existence mouvementée de grand voyageur !
Merci beaucoup, vraiment,
Olivier et Magali

Avaient-ils passé l’après-midi à sucer des pétards ?
Je devais tirer une drôle de tête parce qu’Alex m’a regardée comme si je m’étais transformée en carotte. Puis il est parti dans un éclat de rire monumental. J’ai suivi.

2 réflexions sur « Ce qu’elle ne m’a pas dit – Isabelle Bary »

  1. vanhauwaert nathale

    Une écriture magnifique. Lorsqu’un secret de famille se raconte comme un thriller cela devient addictif. L’écriture est superbe. Un joli voyage au Canada et des découvertes sur les amérindiens. Merci encore pour ce bon moment.

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