Tea Time à New Delhi – Jean-Pol Hecq

Le début
Le Caire s’estompe dans un halo grisâtre. Le Nil n’est déjà plus qu’un mince ruban vert égaré dans un océan ocre, tandis qu’au loin, vers le nord, se devinent les bras écartés du delta.
Ernesto s’est assoupi.
Sa jambe droite encombre l’allée centrale, obligeant les hôtesses à des contorsions que l’étroitesse de leur jupe rend périlleuses. Son béret a glissé au sol. De peur que quelqu’un le piétine, José le ramasse et le lui glisse sur le ventre en veillant à ne pas le réveiller. Il observe un moment sa respiration. Elle est régulière et inaudible, il en est rassuré. Il se demande à quoi rêve donc Ernesto à l’instant même. Aux secrets de cette Égypte mythique qu’il n’a pourtant qu’entrevue ? À son escapade clandestine dans les rues du Caire, au nez et à la barbe des barbouzes de la sécurité ? À ses interminables conciliabules avec le président Nasser ? Ou alors, plus sûrement, à Aleida.
Le Super Constellation d’Air India à destination de Bombay a atteint son altitude de croisière et ses moteurs bourdonnent maintenant avec régularité. Recrus de fatigue, les Cubains ont sombré dans l’heureuse hébétude d’un demi-sommeil. Omar est aux côtés d’Ernesto. Julio et Salvador se trouvent juste derrière, presque affalés l’un sur l’autre. Pancho, quelque part devant. Quant à José, il a pris place sur la rangée opposée, côté couloir, et, en permanence, couve son chef du regard.
Quelques heures plus tard, Ernesto ouvre un œil. Au sol, se distinguent de loin en loin les flammes vacillantes des torchères des puits de pétrole. « Sans doute l’Irak ou alors déjà l’Iran », estime-t-il. Il a reposé son béret en équilibre instable sur sa tignasse noire de jais et trifouille dans une de ses poches. D’un étui à cigares en cuir racorni, il extirpe avec précaution un Montecristo n° 2 et en sectionne la cape d’un coup de dent précis. Avec son vieux briquet, il entreprend de chauffer le pied du havane dans les règles de l’art. Un steward fait aussitôt irruption : « Pas de cigare, Monsieur, s’il vous plaît. Seule la cigarette est autorisée en vol. » Ernesto dévisage le jeune homme. « Il me m’a pas reconnu, pense-t-il. Pour qui me prend-il ? Je dois lui sembler bien étrange avec mon treillis et mes bottes de combat. » Il pousse un soupir et fourre le cigare dans une poche de poitrine. Il le fumerait à Delhi, voilà tout. « Merci, Monsieur », glisse le steward avec un sourire un peu forcé.
Ernesto reporte alors toute sa concentration sur Aleida. C’est un petit jeu délicieux auquel il aime se livrer dans ses rares moments d’inaction complète. Il essaie d’abord de visualiser la courbure de sa bouche, puis la couleur de ses yeux et le toucher soyeux de ses cheveux courts. Enfin, il détaille un à un les contours de son corps délicat. Aleida, la muse, la camarade, la complice parfaite. Bien sûr qu’il regrette de l’avoir laissée à La Havane. Mais s’il l’avait emmenée avec lui, le peuple aurait pu penser qu’il s’offrait un voyage de noces aux frais de l’État. Et cela, Ernesto ne le veut à aucun prix. Il se doit de montrer l’exemple de l’abnégation la plus totale en toutes circonstances. Pas question de s’octroyer le moindre passe-droit. Mais Aleida a compris. D’ailleurs, Aleida comprend tout, Aleida pardonne tout.
Le soleil a disparu depuis longtemps lorsque l’assiette de l’appareil se modifie et que le bruit des moteurs devient à peine moins rageur. Au même moment, la voix du commandant de bord annonce que Bombay n’est plus qu’à une heure de vol. La descente vers la mer a débuté.
Un à un, les passagers se redressent, se frottent les yeux, s’étirent ou bâillent. La lumière se fait, et le personnel de cabine réapparaît avec de la nourriture et des boissons. José adresse des sourires à la ronde. « Pas fâché d’arriver », glisse-t-il à qui veut l’entendre.
Ernesto est rivé au hublot. Il ne peut s’empêcher de ressentir une certaine impatience. Sans savoir quoi exactement, il guette. Il a si souvent rêvé du pays du Mahatma Gandhi qu’il ne réalise pas encore qu’il est sur le point d’y poser le pied. « India ! », se répète-t-il plusieurs fois pour donner corps à son attente.
Soudain, quelques lumières incertaines scintillent sous les ailes du grand quadrimoteur. Elles tissent comme une ligne de diamants qui souligne la côte. Derrière elles s’étend une large zone d’ombre indistincte. « Pourtant, songe Ernesto, nous ne sommes pas loin de la piste. Le train est sorti, les volets sont abaissés au maximum. » Il repense alors aux séances de vol-à-voile qu’adolescent il effectuait en Argentine et ressent brièvement la petite angoisse familière qui précède toujours l’atterrissage. Au sol, quelques lueurs dévoilent furtivement un entrelacs de constructions informes. Il devine la présence d’un gigantesque bidonville que les appareils doivent sans doute survoler à basse altitude pour s’aligner dans l’axe de la piste. Mais le pilote connaît son affaire : l’arrondi final est parfait, et le contact, léger. Ernesto le savoure en connaisseur.
L’escale est courte. À peine les Cubains ont-ils touché le sol que des hommes en uniforme les conduisent au pied d’un autre appareil. La correspondance pour New Delhi les attend.
Il est presque minuit, en ce mardi 30 juin 1959, quand le vol en provenance de Bombay se pose enfin à Palam Airport, New Delhi. Dès l’arrêt des hélices, deux petits escaliers mobiles viennent s’accoler à la carlingue. Surchargés de paquets, presque étonnés de se retrouver enfin à l’air libre, les passagers émergent au compte-goutte en titubant. Les Cubains sont les derniers à sortir. Ils ne portent qu’un sac de voyage ou une minuscule valise en cuir bouilli. Si ce n’était leur képi – ou, pour Ernesto, son béret – et leur uniforme vert olive, on dirait des étudiants en vadrouille. Malgré l’heure avancée, il fait encore très chaud. La première chose qui les frappe est une odeur douceâtre de fruit pourri. Puis l’humidité, suffocante, pesante. L’air lui-même semble poisseux.
Au pied de la passerelle se tiennent quelques individus vêtus à l’européenne. Un Indien barbu portant turban, cravaté et sanglé dans un costume sombre, s’avance vers Ernesto. Tout sourire, main largement tendue, il se présente : « DS Khosla, chef du protocole. Au nom du gouvernement, je vous souhaite la bienvenue en Inde ! » Encore un peu sonnés, les Cubains réagissent mollement. Ernesto dit quelque chose en français, les autres bégaient quelques mots d’espagnol. Seul Pancho se montre à l’aise et répond avec une certaine emphase dans un anglais scolaire que la délégation cubaine est heureuse de se trouver sur le sol de la grande nation indienne, phare d’un monde nouveau.
Khosla se répand en banalités : « Le vol s’est-il bien déroulé ? Ces messieurs ont-ils d’autres bagages ? On va les conduire tout de suite à leur hôtel, mais, auparavant, il faut bien sûr procéder aux formalités ». On emmène alors les Cubains vers un petit bâtiment insignifiant sur la devanture duquel figure l’inscription « VIP ». Des hommes au visage impassible et à l’uniforme immaculé malgré la moiteur ambiante tamponnent les passeports. Ensuite, plusieurs petites voitures rondouillardes de couleur blanche s’avancent. Tout le monde s’y entasse tant bien que mal, et le convoi se met aussitôt en route, précédé par une jeep bleue de la police.
Il fait très sombre, presque aucun éclairage public ne semble exister ou fonctionner. De nombreux camions poussifs progressent à la queue leu leu dans un nuage de fumée âcre. Les chauffeurs jouent du klaxon en permanence et donnent de grands coups de volant pour éviter in extremis des grappes de cyclistes nonchalants, des charrettes tirées par des bœufs et des portefaix écrasés sous d’improbables chargements.
L’hôtel Ashok est situé au cœur des quartiers officiels de New Delhi, non loin des ambassades et des ministères. Khosla assure que c’est le meilleur cinq-étoiles de la ville. « D’ailleurs, ajoute-t-il avec un clin d’œil, c’est le seul et on vient à peine de l’achever. » Le convoi s’engage enfin dans une allée bordée de grands arbres. Dans la pénombre, les Cubains ne font qu’entrevoir la masse d’un immense bâtiment à l’architecture pompeuse. Les voitures stoppent sous le porche d’entrée. Aussitôt, une nuée de chasseurs en uniforme se pressent pour ouvrir les portes et s’emparer des maigres bagages des visiteurs. À la réception, trois jeunes femmes en sari rouge vif attribuent les chambres. Concentrées sur leur tâche, aucune ne sourit. Leurs gestes sont rapides et précis. Les yeux surchargés de khôl, un rond rouge sur le front, elles sont très jeunes et très belles. En lui tendant sa clé, l’une d’elles glisse un regard plus appuyé vers Ernesto.

Une réflexion sur « Tea Time à New Delhi – Jean-Pol Hecq »

  1. Lemaître Jean

    Mon coup de coeur pour « Tea time à New Delhi » de Jean-Pol Hecq (Editions Luce Wilquin).

    Qu’est-ce qu’un bon livre? Une histoire qui touche, émeut. Un style alerte, vif, délesté de toute formule pompeuse.Assurément, « Tea time » assemble toutes ces qualités. Mais il offre bien davantage.C’est un polar « philosophico-politique », mêlant subtilement réalité historique et intrigue romanesque, ouvrant à bien des questionnements….

    Peut-on libérer l’homme sans d’abord se libérer soi-même? Peut-on se défaire du colonialisme sans effusion de sang? Comment s’affranchir de l’oppression sans mise en place d’un autre régime autoritaire?

    Et cette formidable rencontre entre Indira Gandhi et le Che…. Indira serait-elle tombée raide amoureuse du « barbudo » argentin? Mystère….

    Vous avez compris, j’ai adoré.

    Jean Lemaître

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