Claude Raucy – Ne pas se pencher au-dehors

Claude Raucy est né à Saint-Mard, en Lorraine belge, le 15 mai 1939. Le 1er septembre 1945, il entrait à l’école primaire communale de son village et commençait à écrire et à observer les autres. Depuis lors, grand distrait, il n’a pas quitté son pupitre et ses lunettes. Cela explique ceci.

Passer la tête par la fenêtre, c’est se laisser griser par l’air des berges ferroviaires, respirer le bleu des lacs et le jaune des étoiles. C’est aussi risquer de se faire couper la tête, ce qui n’est véritablement utile – sur le plan de l’anecdote, bien sûr – que pour les rois de France et les reines d’Angleterre. Mieux vaut peut-être suivre le conseil des chemins de fer : rester à l’intérieur du compartiment et partager le voyage avec des gens agaçants, drôles, désespérés, impertinents, gourmands, myopes,… Des gens très ordinaires, en somme. Ces 23 nouvelles ne sont donc que les 23 wagons d’un long train lui aussi très ordinaire.

Les premières lignes
– Nous arrivons à Venise à quelle heure? – Maman, je te l’ai déjà dit vingt fois ! Elle affecta de ne pas avoir entendu la réplique fatiguée, pinça un peu les lèvres puis les trempa dans la bière jonquille qu’elle n’avait commandée que pour l’extraordinaire sveltesse du verre. Elle-même avait, au terminus de l’adolescence, cette taille de guêpe tranquille. – Demain à cette heure-ci, nous serons sûrement à l’hôtel… Tu es sûr qu’ils nous ont réservé une chambre avec WC ? Il soupira comme un tuyau d’orgue sans voix. Chez Adler, c’était le vide d’après Pâques. Un mariage triste quittait lentement le restaurant. Le café comptait plus de vases en cuivre aux renoncules pimpantes que de touristes amateurs de flocons. À la table voisine, un couple paisible trempait une langue bourgeoise dans un chocolat mousseux. Elle portait un tailleur gris cafardeux dont la veste cachait trop un chemisier ponceau ; lui, le mari plutôt que l’amant, exposait sur la laine blanche de son pull des edelweiss multicolores qui, partout ailleurs, eussent paru de mauvais ton, mais qui, dans le cadre alpestre de Kandersteg, jetaient une note rassurante de conformisme. – Excusez-moi, j’ai cru comprendre que vous alliez à Venise…

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